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De l’ensemble du corpus


la légende de la traversée du peuple fang
la légende de l’adzap creusé du peuple fang
la légende de Ngurangurane du peuple fang
les mvet de Tsira Ndong
L’Epopée Nzébi Olende de J.P Leyimangoye et d'Okoumba Nkoghé

Mulombi de V.P Nyonda.
La légende du Mubwanga de Kwenzi Mikala


L’importance donnée à la légende d’Ondua Engute montre, à travers l’exemple des Nkodjeign, avec quelle souplesse les Fang sont capables d’intégrer des récits modernes dans leur tradition. A l’inverse, elle souligne les défaillances de la mémoire et montre combien l’approche de l’histoire ancienne des Fang est difficile.
Plusieurs pistes de travail ont déjà été empruntées par des auteurs illustres, avec plus ou moins de satisfaction compte tenu des a priori dont ils n’ont pu se défaire (
1401 ). L’erreur la plus couramment commise a été d’exploiter certaines sources, principalement la tradition orale, les généalogies et les légendes, sans les confronter ni à la réalité historique, ni à d’autres sources. Par exemple, il reste encore de nombreuses notes personnelles à découvrir dans les archives, des musées d’ethnologie par exemple, écrites par les collectionneurs, explorateurs ou missionnaires, qui auraient pris soin de renseigner leurs dons.
La rapide étude des généalogies du clan Nkodjeign a permis d’entrevoir quelques éléments de la tradition orale assez largement répandus chez les Fang du Gabon, qu’ils soient Betsi, Nzaman, Okak, Mvae ou Ntumu. De nombreux auteurs les ont transcrits (
1402 ).
Il n’entre pas dans la présente étude d’analyser les mythes créateurs. Très nombreux, ils sont eux-aussi souvent corrompus par l’intervention des missionnaires, catholiques ou protestants. On trouve ainsi une légende qui montre comment s’est construite l’idée d’un peuple en mouvement vers la mer (
1403 ):

“ Nzame a vécu autrefois de l’existence que mènent aujourd’hui encore ses enfants, avançant vers l’Ouest par abandon des villages qu’il habitait avec ses femmes et qui étaient quittés après épuisement des plantations. Le nombre de ses femmes était tellement grand qu’on ne le connaît pas, et ses villages si importants qu’à leur emplacement la forêt n’a pu repousser, c’est d’ailleurs pourquoi il existe maintenant des savanes au milieu de la forêt en pays pahouin.
“ Nzame est arrivé au bout de la terre qui est plate, il a rencontré, lui barrant la route, le ciel, toit de fer recouvrant la terre comme un toit couvre une case, soutenu en son milieu par un piquet invisible que maintient depuis Ningone Maboere, sœur de Nzame. Il est passé de l’autre côté du ciel après avoir traversé un fleuve très large, Endam, où toutes les rivières vont se jeter, qui coule tout autour de la terre et en dessous et qui l’a crevée aux endroits où elle est le moins épaisse, pour sortir sous forme de source. Alors Nzame s’est arrêté et a créé le village Dzo qu’il n’a plus quitté depuis.
“ C’est dans ce village que Nzame vit toujours avec ses femmes et ses enfants de la même vie que sur terre, qu’il accueille les morts et qu’il tient enfermés les éléments, soleil, lune, pluie, etc. ”


Il est délicat d’attribuer à ce genre de mythe un caractère historique, même si certains informateurs, conciliants avec l’enquêteur, parviennent à leur rattacher leur propre généalogie, à l’exemple de Mendame Ndong .
Les contes, fables, proverbes et devinettes n’apportent pas non plus d’éléments décisifs hormis l’expression d’une philosophie ou d’une conception du monde. On peut toutefois noter que la tradition orale ne retient pas de légendes où la terre est mise en jeu, comme mère nourricière avec laquelle l’homme s’accouple, comme c’est le cas chez les peuples agriculteurs d’Afrique de l’Ouest.
Trois aspects de la tradition méritent toute l’attention du chercheur : la légende de la traversée associée à celle de l’adzap creusé, la légende de Ngurangurane et les mvet. La particularité de ces trois documents est de décrire des évènements en apparence historique. Les Occidentaux ont cherché à les exploiter en interprétations et rapprochements ardus avec la “ migration fang ”. Une nouvelle lecture s’impose. Elle laisse apparaître des niveaux de compréhension qui semblent avoir échappé au premier abord.






Traversée du peuple fang
De l’ensemble du corpus, la légende de la traversée, déjà évoquée chez les Nkodjeign, est la plus connue et celle qui intéresse le plus les historiens, puisque y figureraient des éléments relatant la migration d’un grand groupe vers le sud et son entrée en forêt. Son étude demande un bref rappel :
A une époque lointaine, les Fang auraient vécu dans un milieu de savane. Ils y auraient subi la pression de guerriers féroces, conquérants qui les auraient poussés à fuir en se dirigeant toujours plus vers le sud jusqu’à ce qu’ils soient acculés par un grand fleuve trop large pour être traversé. Un serpent géant, providentiel, apparut et leur proposa de traverser sur son dos. Alors qu’une partie du groupe avait franchi l’obstacle, le serpent fut blessé accidentellement par une personne. Il plongea aussitôt, laissant sur la rive la dernière partie du groupe, tandis que les voyageurs sur son dos furent noyés. Ayant traversé, le premier groupe se retrouva face à la grande forêt, infranchissable. Le chemin, qui suivait une crête, était barré par un arbre gigantesque qui n’autorisait aucun passage, sauf à le percer, ce qui fut fait, avec l’aide des Pygmées. Ensuite, le groupe se dispersa en plusieurs fractions entre le Gabon, le Cameroun et la Guinée Equatoriale.
Les variantes sont aussi nombreuses qu’il y a d’informateurs. Elles concernent tout à la fois la présence ou non de chevaux chez les conquérants ; leur identité, tantôt arabe, tantôt Mvele ou Bassa, tantôt inconnue ; le nom du fleuve traversé, Sanaga, Nyong, Kom, etc. ; le serpent, parfois remplacé par un arc-en-ciel, ce qui, dans le cas d’un serpent python est tout à fait compatible, puisqu’il symbolise l’arc-en-ciel, mais d’autres versions placent un pont de liane ou un crocodile ; l’accident dû à un homme ou une femme, à un sorcier ou à un “ innocent ”, à un fer de lance ou à une torche ; l’aide des Pygmées pour creuser l’arbre ; l’essence de celui-ci : Adzap Bura (Mimusops djave) ou Moabi (Baillonella toxisperma), sa situation sur une crête, en bordure de précipice ou dans une profonde vallée ; et enfin, l’ordre de certains épisodes, en particulier la dispersion des différents groupes
. Hubert Deschamps a tenté de suivre ces différences en fonction de l’ethnie de ses informateurs . Au vue de l’exemple des Nkodjeign, le résultat semble bien peu exploitable.

La légende de la traversée appelle plusieurs remarques. Selon Laburthe-Tolra, elle serait strictement beti. Ni Trilles ni Largeau ne l’ont présentée. Mais Deschamps et plusieurs informateurs la mentionnent chez les Fang
. La question d’une adoption se pose donc. L’époque, ensuite, est absolument inconnue et rigoureusement indéterminée. Elle ne se place pas dans un cycle quelconque ni à la suite d’événements déjà remarqués. Il semble que pour les informateurs, son éloignement est tel, en quelque sorte hors du temps, qu’il n’est pas la peine d’en préciser la date. Seule la mention, dans certaines versions, de cavaliers rouges fournit un début d’indication . Mais, le rapprochement avec la poussée foulbé n’est pas le fait de l’informateur. Il est rétrospectif. Il date du moment où les Blancs progressent dans l’intérieur des terres et découvrent l’histoire du continent. Par recoupement avec leurs connaissances de l’Afrique Occidentale, ils ont identifié la période avec cette conquête. Ensuite, pour justifier cette datation, ils se sont appuyés sur l’estimation des généalogies, entre quinze et vingt, selon les informateurs, en comptant environ vingt à vingt-cinq ans pour chacune .
Malgré cette base arbitraire, certains auteurs ont fixé le début de la migration vers la fin du XVIII ème siècle. Cette datation est d’autant moins convaincante que les Fang sont supposés provenir d’un pays de savane. Or notre étude montre que les Fang étaient présents sur le territoire actuel du Gabon, au moins depuis le début du XIX ème siècle, et, au vu du nombre très important de villages déplacés, il faudrait être naïf pour croire qu’ils ont parcouru une telle course en une cinquantaine d’années, qui plus est à travers la forêt. Laburthe-Tolra est lui-même sceptique sur la chronologie d’Alexandre : “ La date de 1790 pour un passage de la Sanaga par les Fang […] est rendue tout à fait impossible par l’étude des généalogies […] Si les Fang avaient franchi la Sanaga (ce qui n’est vraisemblable que sous réserves), ce ne pourrait donc être qu’antérieurement. Du coup, toute la chronologie proposée par l’article précité d’Alexandre est à modifier d’un bon demi-siècle ”
. Si la légende repose sur des fondements historiques, il faudrait la placer beaucoup plus loin dans le temps.

La localisation du supposé pays d’origine est aussi imprécise que la date du mouvement migratoire bien qu’elle soit couramment désignée par Mvog Etangha. Largeau puis Alexandre la traduisent par “Pays honorable ou pays nuageux”
. Assoumou Ndoutoume le rapproche du radical Kan puis Ekanga = marque, nuage, dessin ; ce qui rappelle plutôt Ekan Nna, dynastie originelle des Fang (. Le premier terme de la localisation, Mvog, semble avoir échappé aux critiques. Or, si l’on tente une analyse linguistique, au risque de se fourvoyer dans des erreurs de phonétique, Mvog désigne un clan, chez les Beti, et non chez les Fang, où “ clan ” se dit ayong. On serait donc enclin à penser que Mvogh Etangha est une expression Beti, ce qui troublerait l’authenticité fang de la légende. C’est en tout cas une des explications que donne à Largeau un vieux Betsi sur le pays d’origine : “ Le pays serait habité par une tribu de Pahouins appelée Mvôgh-Etangha, gens fort méchants, qui sont toujours en guerre ” .
Quoiqu’il en soit, la plupart des informateurs place Mvogh Etangha dans l’Adamaoua, le plus souvent au sud-est du massif, mais on peut se demander si ce n’est par pour confirmer le rapprochement avec les Foulbé. D’autres avancent que ce puisse être plus à l’est encore. Alexandre pense à la haute-Sangha vers Bouar ou Baïbokoum, plus au nord ; Trilles, remarquant la présence de lions et de rhinocéros dans les légendes qu’il recueille, pense au Bahr el Gazal
, suivi par Avelot ; d’autres encore, comme Ropivia, à la région des Grands Lacs.
Le principe d’une origine nord-orientale repose sur l’impression qu’ont eu les Occidentaux que le mouvement général des Fang était de suivre une course nord-est/sud-ouest. Ils s’appuyaient sur le témoignage des premiers Fang parvenus dans l’Estuaire ou visités par Du Chaillu, qui affirmaient venir d’Okü, que les auteurs ont traduit par nord-est. En réalité, le Okü signifie “ l’amont ”, et non une direction.
Quant aux motifs qui ont poussé le groupe à fuir Mvogh Etangha, les versions divergent. Alexandre remarque que le terme “ Cavaliers ” n’est présent que dans les versions données par les Beti
. Dans une version bulu, il s’agirait non pas des Foulbé mais des Tchamba, proches des Bamum qui “ opèrent des razzias sur le plateau précisément à cette époque ” . Pour les Fang, au contraire, l’identité des guerriers est très vague. Deschamps rapporte de Bitam une version où intervient un belliqueux chef mvele, Onda-Abora et où les Mvele sont assimilés aux Basa. Deschamps est contesté par Alexandre, qui affirme ne retrouver les Mvele dans aucune source ancienne et réfute l’assimilation Mvele – Basa. Mais il est suivi par Laburthe-Tolra qui écrit : “ Le souvenir de leurs luttes avec les cruels Mvele (= Basa ou Bakoko) hante leurs épopées de Mvet ”, avant d’évoquer les Benthoua, qu’il pense pouvoir assimiler aux “ Bendzo, c’est à dire ceux des Bati qui ont donné souche à nos Bëti actuels ”. S’aventurer dans les détails de l’hypothèse sur l’antériorité fang de Laburthe-Tolra risquerait de corrompre ses arguments et de perdre le lecteur. Il faut donc se borner à la rappeler très brièvement : les Fang ont une possible origine commune mais lointaine avec les Bëti qui remonterait au-delà du XVe siècle. Occupant la forêt, ils auraient été bousculés par l’arrivée des Bëti, dont les ancêtres, les Bati sont venus de la région comprise entre Adamaoua, Mbam et Sanaga, fuyant les Foulbé. Leur division a donné, outre les Mengisa et le Eton Bëti, un groupe dit “ Elip ” qui comprend, notamment les Bendzo, ancêtre des Bënë actuels.

Revenant sur la tradition beti, Alexandre parvient à localiser le lieu de la traversée, “ Approximativement entre Nanga-Eboko et le confluent du Mbam, de part et d’autre des chutes de Nachtigal ”
. La précision est encore plus grande avec Laburthe-Tolra : “ Chaque grand lignage peut dire et montrer l’endroit précis où il a passé : l’emplacement du pont de Kikot (non loin de Ngog Lituba) pour les Bakoko et les Basa, Ebebda pour les Eton-Beti et les Mengisa, les chûtes de Nachtigal pour les Bendzo ancêtres des Bënë, les parages de Mbandjock pour les Emveng, le côté de Nanga Eboko pour les Bulu, etc.
Il n’entre pas dans notre propos de discuter ces témoignages. De toute façon, pour ce qui concerne les Fang, la localisation est nulle. D’ailleurs il n’est nullement certain qu’il s’agisse de la Sanaga. Pour Abel Nguéma, il s’agirait plutôt du Nil, que les Bulu, et non les Fang, auraient traversé. Pour d’autres, les Fang auraient traversé le Ntem. Ce serait de cette traversée que les Fang tiennent leur crainte de l’eau.





Légende de l'Azap.
“ Dans leurs migrations, ils se seraient trouvés dans l’obligation de passer par une crête étroite, flanquée de chaque côté d’un ravin à pic où il était impossible de descendre. La crête était barrée par deux gros arbres, un adzo et un boim.
“ Les Fan ont entaillé les deux arbres à l’endroit où ils se touchaient et y ont pratiqué une ouverture suffisante pour permettre le passage.
“ Ce lieu est nommé Adzo Mbura, littéralement, le trou de l’adzo. Les gens disent que ce lieu est situé loin vers le nord, mais sans plus de précision. Certains ajoutent que de l’autre côté de l’Adzo Mbura le pays n’était pas boisé ”.


L’épisode de l’adzap est interprété par les historiens comme le symbole de la pénétration des Fang dans la forêt équatoriale. Il sous-entend donc que les Fang, avant de traverser le grand fleuve, venaient d’une région de savane, ce qui, au passage, renforce l’hypothèse de la Sanaga, considérée comme la limite entre la savane boisée et la grande forêt. L’aide des Pygmées pour creuser l’arbre symboliserait l’étroite collaboration entre les Fang et les Pygmées, qui prend le plus souvent l’aspect d’une interdépendance.
D’autres moments plus douloureux se placent après le passage de l’adzap. D’après Eckendorff, la dispersion des clans date de cette époque, et non de l’après-traversée : “ La dispersion des clans Fan aurait été causée par une grande guerre générale dont l’époque et le lieu ne sont pas précisée, on n’en cite que le nom : oban ”
. Pour d’autres, les conflits sont étrangers à la dispersion des groupes. Après l’épisode de l’adzap, les Fang auraient poursuivi leur route dans la forêt avant de se heurter à d’autres peuples. C’est à cette époque que certains datent les batailles avec les Mvele .







Mvet

D’autres chercheurs n’ont pas hésité à suivre la voie des Grands lacs pour situer le pays d’origine des Fang, sans d’ailleurs faire de lien, avec la légende de Ngurangurane. Ils se sont appuyés sur les références géographiques présentes dans les Mvet Ekang, chants épiques, qui mettent en scène les guerres interminables entre les héros du peuple d’Engong, et ceux du peuples d’Okü. Les mvet sont présents dans l’ensemble de l’ “ aire pahouine ”, mais ils semblent être proprement fang. Les Beti et les Bulu l’auraient adopté . Le tome 2 du Mvet de Tsira N’Dong Ndoutoume commence par la description du fleuve Bevuyeng sur les rives duquel habite les Yemebem, une tribu d’Okü :

“ Bevuyeng sort des grandes montagnes verdoyantes dont les cimes pointent vers le ciel comme les lances, la-bas, du côté d’où le soleil se réveille, dans cette vaste région nommée Etone Abandzik Meko Mengone. D’abord cascade grondante, il pénètre ensuite dans la forêt de Bebasso, les chasseurs d’antilopes, du côté de Minkour Megnoung m’Eko Mbègne, hèle plusieurs rivières au passage, grossit et inonde la vallée des crocodiles, s’étire comme un boa repu, traverse le pays des vampires, baigne la tribu des Yemebem, et va s’engouffrer dans la mer des fées, après avoir parcouru le pays qu’on nomme Edoune Nzok Amvene Obame ”
.

On pourrait être troublé par la référence à l’Est, aux crocodiles, et la tentation est forte de reconnaître dans des localisations ici le Nil (boa repu), là le Bahr-el-Ghazal (forêt de Bebasso), ailleurs les Grands Lacs, en lisant : “ Ces hommes d’Engong, […] leurs ancêtres habitaient le village Mekô, au bord d’un grand lac appelé Atok Ening, lac de la Vie, qui est large et profond comme une mer ”
.

Les descriptions de fleuves sont fréquentes dans les récits :

“ Le grand fleuve Nsangane prend sa source dans les monts granitiques au nord-est de Minkour-Megnoung-N’Eko-Mbègne . Il traverse de vastes étendues continentales, coupant cette partie du monde d’est en ouest, arrosant d’innombrables tribus sur son passage, avant d’aller déverser ses eaux grises et son abominable fardeau de caïmans dans l’immense fleuve Mbangane en plein cœur d’Edoune-Zok Amvene Obame ”
.

La comparaison avec la description précédente est intéressante. Outre leur construction identique : une montagne, des indications géographiques, une “ vallée ”, des tribus riveraines, et son terme, on trouve dans l’une et l’autre, les expressions “ Minkour-Megnoung-N’Eko-Mbègne ” et “ Edoune-Zok Amvene Obame ”. La première indiquerait le “ Nord-Continent ”
, la seconde, selon les auteurs signifierait “ Nord-Ouest-Continent ” ou “ mort d’un éléphant et causes inexplicables ; il y a des relents de malheur ” . Daniel Assoumou Ndoutoume donne deux autres traductions assez différentes : “ Minkour-Megnoung-N’Eko-Mbègne ” signifierait “ Lointain brumeux, Pays de Tam-Tam ” ; “ Edoune-Zok Amvene Obame ” signifierait “ cadavre d’éléphant en décomposition chez Amvene Obame ” . L’écart entre les traductions donne une idée remarquable de la fiabilité des interprétations sur des lieux décrits d’ailleurs très métaphoriquement, qui ne sauraient satisfaire les chercheurs.
Plus étrange est la référence, dans les deux descriptions, aux crocodiliens. “ Nsangane ” signifierait “ Terrier aux Caïmans ”, ce qui se rapprocherait de “ vallée des crocodiles ” et “ Mbangane : dépeceur de Caïman, en fait Chasseur de Caïmans ”
. On objectera à juste titre qu’un crocodile n’est pas un caïman, mais là encore, il s’agit d’une question de traduction, les classifications occidentale et fang ne correspondent pas tout à fait. En effet, la racine ñgan désigne les crocodiliens de grande taille, trois mètres ou plus. Le petit caïman noir, 1,50 mètres de long est dit Ñkôm-ñgan. Galley explique que les “ femmes peuvent le prendre en pêchant, mais il mord fortement. Ñkom demeure dans les petites rivières, dans les pierres ”. Le caïman moyen, environ deux mètres, se dit Nziñdi . La différence entre crocodile et caïman serait donc le fait d’une approximation de l’auteur. Quoi qu’il en soit, sans oser faire le lien avec la légende de Ngurangurane, on ne peut ignorer la présence de ces dangereux reptiles dans la toponymie des mvet .
On trouve encore dans les mvet, ici ou là, des indications qui pourraient situer historiquement les récits. Dans l’épopée d’Oveng Ndoumou Obame
, les femmes de son clan possèdent des pagnes de raphia , et Mfoulou, un des protagonistes, s’habille d’un “ immense pagne de raphia aux plis multiples sur ses hanches ”. La présence de ce vêtement est inhabituelle chez les Fang. Elle ramène aux cultures du bassin du Congo dont les populations tissent le raphia, comme les Kuba, célèbres pour leur Ntschak, dont les plus longs peuvent dépasser six mètres, à moins qu’elle n’évoque l’importation d’ethnies voisines. Un autre objet attire l’attention. Il s’agit d’un “ énorme coutelas à quatre tranchants ” dont se sert le héros pour trancher la tête d’un fauve . La description rappelle immédiatement les couteaux dits de jet, notamment zande, dont la forme en “ Z ” à quatre branches est caractéristique. Elle rappelle également l’onzil, couteau propre aux Fang qui possède quatre bords tranchants. Sur la présence de ces deux objets, nous avons pu interroger l’auteur lui-même, à Oyem, en mai 1998. D’après lui, le pagne n’est pas étranger aux Fang puisqu’ils en auraient tissés depuis très longtemps. Pour ce qui concerne le couteau à quatre tranchants, qu’il appelle Okeng be Nyaboro, il s’agirait d’une sorte de tournevis ! Les réponses données sont loin d’être satisfaisante. On a du mal, en effet, à imaginer un tournevis tranchant la tête d’un fauve, et aucune indication de pagne en raphia n’a été mentionnée chez les premiers Occidentaux qui ont rencontré les Fang . L’auteur oblige donc à une grande humilité quant à la récupération historique des mvet.
Au fond, la présence d’objets étrangers à la culture matérielle des Fang ne doit pas dérouter le lecteur ou l’auditeur. De la part des “ chanteurs ”, ce ne sont que des adaptations à leur époque. Le tome 3 de Tsira Ndong Ndoutoume place le récit à l’époque coloniale. Les fusils sont présents, de même que les automobiles. Il faut simplement comprendre la nature des épopées, leur conception, leur rôle et celui du “ chanteur ” dans la société fang.
Boyer a analysé le Mvet dans une étude complète, mettant la lumière sur ces différents aspects
. Le genre le plus apprécié est celui des Mvet Ekang. Le “ chant ” peut durer de plusieurs heures à une nuit complète. D’après Boyer les mvet étaient joués lors de funérailles. Ils sont également joués à la saison sèche dans les villages fang, surtout dans le Woleu Ntem, au moment où les ouvriers, fonctionnaires, étudiants et lycéens, fêtent leurs retrouvailles au village pendant les grandes vacances (juillet, août).
La “ performance ” suit une mise en scène très réglée. Le “ chanteur ”, “ joueur ”, encore appelé “ barde ” par les Occidentaux, est accompagné par un “ chœur ” de percussions, grelots et bâtonnets, destiné à rythmer la récitation. Le récit est déclamé sous la forme de “ vers ” entre lesquels, le “ chanteur ” s’accompagne de quelques notes jouéees sur son instrument, le Mvet. Commun à de nombreuses ethnies du bassin nord du Congo, le Mvet est un cordophone, sorte de harpe, composé d’un long arc taillé dans une tige de palmier dans laquelle trois ou quatre “ lanières ” ont été détachées. Elles sont maintenues écartées de l’arc par un chevalet situé en son milieu. La résonance est assurée par trois calebasses fixées aux extrémités et au centre de l’arc.

Le “ chanteur ” a un statut étrange dans la société fang. Il se déplace de village en village, selon les demandes. Ainsi, bien qu’appartenant à un village et à un clan, il semble méprisé pour sa vie nomade. Et pourtant, il représente certainement le chantre de la culture fang. C’est dire combien la mise en écrit des Mvet peut constituer une grave atteinte à leur authenticité. Tsira Ndong Ndoutoume s’en explique dans une longue digression dans son tome 2 :

“ Tsira Ndong joue du Mvett sur du papier !
“ Mvett ! Mvett ! Mvett ! Tu te meurs !
“ […] Quel scandale ! A-t-on jamais vu quelqu’un
“ Jouer du Mvett sur du papier ?
“ […] Et Tsira Ndong a dit à son père qu’il voulait jouer du Mvett. Je vous le dis, les oreilles de son père ne le croyaient pas ; un enfant adopté par les Blancs peut-il jouer du Mvett ?

“ […] O Papa ! O Mama ! Où sont les mélodies ?
“ O rythme des cordes ! O cadence des grelots !
“ O vibrations mélodieuses qui faisaient fondre mon cœur !
“ Tsira Ndong joue du Mvett sur du papier !
“ O chantres ! O rossignols ! O poètes immortels
“ Vous reverrai-je jamais ? Vous entendrai-je encore ?
“ Tsira Ndong jour du Mvett sur du papier !
“ L’unau a fini de chanter, la perdrix s’est tue,
“ Le coq ne s’ébroue plus, le Mvett se meurt.
“ Tsira Ndong joue du Mvett sur du papier ! ”


L’art du Mvet ne se compromet pas seulement en se couchant sur le papier. , il intègre également des thèmes très modernes : rapport au colonisateur
, étude sur le mvet lui-même , critique de la politique gabonaise . Toutefois le récit obéit à certaines règles qui semblent très anciennes, pour peu qu’on puisse en juger d’après les sources disponibles. L’affrontement entre Engong et Okü constitue la trame de tous les Mvet Ekang, et les récits font toujours référence à la généalogie des héros d’Engong. Le chant premier du Mvet de Zue Nguéma, recueilli par Pepper, est un prologue qui rappelle les origines du peuple d’Engong . Engong est surnommé “ Engong Zok Mebegue Me Mba, carrefour des palabres, l’adzap dressé sur une colline que toutes les populations voient ”, expression qui rend compte d’une position dominante topographiquement. La généalogie des héros remonte jusqu’à Ekang Nna, fils de Na-Otsé, fils de Otsé Zame, fils de Zame Ola, fils d’Ola Kare, fils de Kare Mebeghe. Le peuple d’Engong habitait à Mekoo, au bord d’un vaste lac. Un homme, Ekang Nna, décida de quitter le lieu et partit pour Oba. Son fils, Evine Ekang eut trois fils : Mba Evine ou Mba Andeme Eyene, Oyono Evine et Ango Evine. Mba Evine engendra Mborzok Bela Midzi, connu sous le nom d’Akoma Mba, dont les pseudonymes sont très divers : créateur des choses qui créé les choses, Celui dont on détourne le regard, Gros bec, Double bec que ne portent que les gros oiseaux au vol haut et bruyant, Celui qui suscite les palabres, Celui qui invente tout ce qui se passe, Celui qui écourte les années, Celui qui ne vit que de razzias et de rapines sans en subir les conséquences. Akoma Mba est le chef suprême du peuple d’Engong. Il est décrit comme “ l’homme dont le ’Secret n’a pas de secret’, puissance invincible, pouvoir créateur illimité, sagesse inimaginable. [Il] a entouré la vie d’une toile inaccessible à la mort. [Il] est craint et envié de tous les peuples. Profondeur de la Connaissance, unique en son genre, ses frères l’appellent Biyang ou le Dominant ”. D’autres héros sont au moins aussi puissants qu’Akoma Mba. Ce sont ses “ cousins ” . Engouang-Ondo, est le fils d’Ondo Mba, fils de Mba Evine. C’est le “ chef de l’armée d’Engong, pouvoir magique insondable, taureau des batailles, faveur et violence mais paix et bonté. Beau comme un palmier, droit et dur comme la poutre qui soutient la claie de bambou dans la case, Engouang Ondo possède le vampire le plus puissant du monde. Il voit la nuit, il voit le jour, il voit l’invisible. Ses admirateurs l’appellent Beko-Ondo, l’Altier et les jeunes filles Nang Ondo ou le magnifique ” . La descendance d’Oyono Evine est féconde en héros qui sont, entre autres, Endong Oyono, Medang Boro Endong et Nzé Medang. La troisième branche issue de Evine Ekang est moins riche. Ntoutoume Mfoulou est le fils de Mfoulou Engouang, fils de Engouang Meyé, fils de Meye M’Ango, fils de Ango Evine. Ntoutoume Mfoulou est “ l’orage, l’homme sans peur que nul ne peut surprendre. Irascible comme le serpent python, impétueux comme un fleuve hérissé de rapides, brutal comme l’ouragan, Ntoutoume Mfoulou est la rage d’Engong et la terreur des peuples ” .
L’impétuosité des hommes d’Engong contribue à donner une image guerrière des Fang. Liniger Goumaz va jusqu’à considérer que les chanteurs sont des poètes guerriers et qu’une des finalités des chants est l’encadrement idéologique des hommes
. A l’en croire, les mvet seraient donc l’expression d’une culture de la guerre qui distinguerait les Fang des populations gabonaises. La nature du rite ngi servirait son hypothèse. Ceci étant, la culture de la guerre ne signifie pas précisément supériorité militaire. Les mouvements précédant la période coloniale décrits dans les légendes de la traversée et de l’adzap creusé indiquent que les Fang ont été bousculés par diverses poussées venant du Nord et de l’Est ; ce en quoi, ils ont connu un sort identique à l’ensemble des populations équatoriales. Leur réputation d’envahisseur est bien postérieure à ces épisodes douloureux, entretenue par les Occidentaux, par les populations côtières, et peut-être par quelques Fang eux-mêmes qui n’ont jamais eu intérêt à la démentir.
D’autres ont cru reconnaître dans les récits les conflits qui opposèrent les Fang aux populations rencontrées lors de leur migration, en particulier les Mvele
. Tsira Ndong Ndoutoume, lui-même, n’hésite pas à replacer les mvet dans l’histoire :

“ Les Fang descendent, selon les contes et les récits des anciens, des bords du Nil, d’où ils semblent avoir été pourchassés par les Mvélés ou Bassa. Au cours de leur fuite, l’un d’entre eux, Oyono Ada Ngono, grand musicien et guerrier, s’évanouit subitement
. On porta son corps inanimé pendant une semaine de fuite. Après ce coma, Oyono revint à la vie et annonça aux fuyards qu’il venait de découvrir un moyen sûr pour se donner du courage. Hommes, femmes et enfants se groupèrent autour de lui et il les harangua à peu près en ces termes : ’Mes frères, les Mvélés sont plus puissants que nous, ils nous pourchassent partout, mais nous devons nous venger. Puisque nous ne pouvons rien contre ces maudits Mvélés, allons toujours de l’avant, mais à notre tour, pourchassons toutes les races, fortes ou faibles, que nous trouverons sur notre chemin. Nous pillerons les villages pour nous ravitailler, ferons aux autres ce que les Mvélés nous ont fait... Nous suivrons le soleil dans sa course, nous aurons un beau pays là-bas où il se couche. Ce pays sera peut-être plus fertile, plus riche que celui de la Grande Eau que nous venons de quitter’.
“ Ces épopées eurent pour effet d’exciter les Fang. Ils se ruèrent alors vers les peuplades du Sud-Ouest avec la violence des héros du Mvett, pillant, saccageant tout sur leur passage. Ils suivirent l’Ouellé et l’Oubangui, se dirigèrent vers l’Ouest, vers la région de Kam-Elone (arbre gigantesque qui leur barra le passage pendant plusieurs années). En réalité, il s’agit de violents combats que leur livrèrent des tribus belliqueuses). Il fallut ouvrir un passage à travers le tronc : la caravane défila. La déformation du nom Kam-Elone semble avoir donné celui de Cameroun. La légende suppose que les Fang devaient à cette époque se trouver dans la région située entre Berbérati, Yaoundé et Ouesso ”
.

Ces interprétations ne sont pas, et de loin, crédibles. Les guerres entre Engong et Okü ne sont en rien comparables aux véritables guerres qui ont pu marquer l’histoire des Fang. S’il est parfois question dans les mvet de campagnes organisées contre des villages, des tribus, en réalité, les récits ne mettent en scène qu’un nombre très restreint de personnages. Les guerres sont uniquement l’affaire de personnes “qualifiées”, qui contrôlent les techniques de magie. La plupart des batailles qui s’y déroulent n’opposent que deux hommes à la fois. Le combat se réduit alors à une surenchère dans les défis magiques.





CRITIQUE FINALE
L’étude de la tradition orale, des légendes et des mvet en particulier, s’avère donc difficile. Quand elle n’égare pas le lecteur dans des dédales qui conduisent à des conclusions à peine vraisemblables du point de vue historique, elle multiplie les pistes invérifiables, tant s’y fonde le creuset de la philosophie fang. L’urgence est donc de compléter le corpus rassemblé pendant la période coloniale en recueillant les éléments avant que la mémoire ne s’efface à jamais. En attendant, il faut ouvrir de nouvelles voies pour poursuivre la recherche sur l’histoire précoloniale des Fang.


Histoire des Fang, Peuple Gabonais
Par Xavier CADET

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