L’abstraction de la forme et occultation du contenu : le malentendu du « vice de forme »  

Là où les rationalités juridiques occidentales (surtout la tradition latine) privilégient la forme de l’acte, les systèmes juridiques africains font plus attention au fond. Dans un procès traditionnel chez les Beti du Cameroun, après l’avertissement (mbémé), la plainte (sòman) et la comparution (nkat) font attention à la substance du litige. Pourquoi ce privilège du fond sur la forme ? Tout simplement parce que l’opprobre et l’offense ne blessent pas seulement une personne mais aussi « souillent la terre », empoisonnent l’air que nous respirons et compromettent le pacte éthique avec les ancêtres. Le contenu de l’offense importe plus que la manière, raison pour laquelle le système vindicatoire obéissait à un ordre et ne tolérait pas la vengeance privée. Prenons quelques exemples des coutumes pénales du Tchad dont nous rappelons que la plupart ont des accointances avec le droit musulman. Chez les Masalit, une blessure volontaire « n’entraînant pas d’incapacité de travail ne donne droit à aucune indemnité à la victime [21] ». Le cas des blessures donnant droit à une incapacité de travail octroie un « droit à une indemnité fixée par le Djemaa du village [22]. » Dans la coutume antécoranique, une blessure aboutissant à « la perte des deux testicules valait deux vaches, perte d’un testicule – une vache, perte des deux yeux – deux vaches, perte d’un œil – une vache, […] perte d’une main (ou pied) – une vache, perte d’un doigt, une génisse… [23] ». Pour le viol, par exemple, d’une « femme mariée, paiement d’une indemnité d’une vache au mari de la victime … jeune fille paiement d’une indemnité au père de la jeune fille ; le taux est fixé à la moitié du montant de la dot. Si dans ce cas le séducteur est agrée pour époux, il devra payer la dot normale en sus de l’indemnité fixée ci-dessus [24]. » Quand on fixe l’indemnisation, les juges traditionnels considèrent la gravité de l’acte dans sa matérialité et non la procédure qui a présidé à l’arrestation du violeur. Or, dans la procédure de la rationalité juridique occidentale, on aurait arrêté le violeur, on l’aurait déféré au parquet, il y aurait eu un interrogatoire lors de la garde à vue. Celle-ci devrait obéir à certaines règles qui entrent dans ce qu’on appelle la « constitution du dossier ». Dans celle-ci, l’élément temps est très important. Une garde à vue qui se prolonge au-delà du temps réglementaire peut aboutir à la relaxe pure et simple du prévenu. On le relaxera pour « vice de forme », autrement dit, la forme de l’accusation détermine le contenu. Comment un Masalit du Tchad comprendrait-il que celui qui lui a coupé une main soit relaxé purement et simplement parce que sa garde à vue a excédé le délai requis ? Comment comprendrait-il ce genre de rationalité qui sépare toujours la forme du contenu et qui est le fruit à la fois de la philosophie idéaliste et du positivisme juridique tel que l’entend le philosophe et juriste autrichien Kelsen ? Sans remonter à Aristote, qui distingue dans sa théorie de la causalité la cause efficiente, la cause matérielle, la cause formelle et la cause finale, arrêtons-nous sur Kant. Celui-ci, dans la qualification de la moralité d’un acte, insiste sur le fait qu’un acte est moral si la forme de l’acte, c’est-à-dire l’intention est morale. Par exemple, un comptable qui ne vole pas par peur du contrôleur et de la prison, n’accomplit pas par là un acte moral en s’abstenant de voler. Seul celui qui ne vole pas par devoir, autrement dit, celui dont l’acte est intentionnellement bon, celui dont la forme de l’acte coïncide avec le devoir pose un acte moral. On sait que Hegel a critiqué cette séparation de la forme et du contenu comme une abstraction – la forme étant un moment du développement du contenu – mais on peut chercher les origines de cette distinction dans les dualismes qui viennent de Platon avec sa distinction entre un monde formel et intelligible et un monde fugace, sensible et peu fiable. Ce dernier ne tirant sa consistance que de celui-là ; autrement dit, chez Platon les formes des choses (leurs idées) sont plus importantes et déterminent les contenus des choses. Ce platonisme rampant conditionne encore aujourd’hui les divers codes de procédure civile et pénale en Afrique. C’est une forme de rationalité juridique abstraite où la forme de l’acte – et par conséquent la bureaucratie qui l’institue – devient le moteur de la justice.

Sur le plan épistémologique, ce privilège de la forme est une traduction de la philosophie juridique de Hans Kelsen, qui a plus ou moins influencé les juristes africains francophones élevés « dans une tradition romano-germaniste ». Pour Kelsen, le droit est défini comme un ensemble de normes et d’institutions et il est externe à la réalité sociale qu’il a pour but de régir ; par conséquent, la science juridique est elle-même extérieure au droit qu’elle a pour mission d’étudier. Pour ce faire, il s’agit de mettre entre parenthèses le contenu des normes et de n’étudier que leur aspect formel. Il faut purifier la théorie du droit des éléments étrangers que sont la psychologie, la sociologie, l’éthique et la théorie politique [25]. En distinguant le droit en tant qu’ensemble des normes juridiques (Rechtsnormen) et la science du droit qui exprime les propositions du droit (Rechtssätze), Kelsen est amené à faire une autre distinction entre la « fonction de la volonté » à laquelle est rattaché le droit et la « fonction de la vérité » à laquelle se réfère la science du droit. Kelsen privilégiera plus la fonction de la connaissance et l’aspect formel du droit que son contenu en tant que tel. Cette démarche, ajoutée au fait que pour Kelsen il n’y a droit véritable que là où il y a un État, se référerait en sous-main à Kant. « Ainsi Kelsen transpose-t-il au domaine juridique la célèbre distinction kantienne de la forme et du contenu [26]. » Ce qui nous intéresse est ce privilège qu’on donne à la forme des actes, des doctrines et des approches épistémologiques.



AddThis Social Bookmark Button

0 comments

Post a Comment