L'individu moderne  

L’occident a inventé, avec la révolution française, un type de vie qui rompt avec les sociétés traditionnelles qui associaient des individus dès leur naissance. Dans la nouvelle société moderne et individualiste, tout le monde réclame de l’air voulant éprouver de plus en plus le sentiment d’être libre. Aujourd’hui l’individu réflexif et évaluateur doit construire lui-même son identité et ses réseaux d’amis. Ainsi, si les individus souhaitent plutôt un lien social fort, ils ne veulent pas pour autant en payer le prix qui consisterait à diminuer leur liberté. En effet, chacun approuve l’individualisme à titre personnel et le récuse au niveau collectif.

L’individu existe donc par lui-même, contrairement à autrefois ou celui-ci était défini comme appartenant à un groupe. On parlerait d’ailleurs aujourd’hui de crise du lien social comme si cette crise était un raté de nos sociétés démocratiques. En réalité c’est une des caractéristiques des sociétés modernes. Nous serons en crise tant que nous serons dans des sociétés démocratiques. Cette crise est de quatre natures différentes.

En premier, c’est une crise de la transmission. On est aujourd’hui dans une société de communication qui s’inscrit dans l’espace et non dans un modèle de transmission qui s’inscrit dans le temps. Ainsi, des individus sont notamment liés par une histoire commune, un passé. C’est en intériorisant le social que l’individu devient membre de la société. Et l’individu individualisé a aujourd’hui le pouvoir de décider du poids du passé qu’il veut incorporer dans son existence personnelle. Il est donc beaucoup plus difficile de lier des individus émancipés. Mais selon François de Singly, cette prise de distance volontaire aux origines peut être légitime si par ailleurs il y a un engagement libre et éclairé. Cette balance entre le désengagement et l’engagement est le cœur de la modernité.

La seconde crise est celle de la raison. En effet, l’homme serait uniquement habité par lui-même et ses préoccupations propres, détaché de l’histoire commune. Cette crise de la raison est caractérisée par la tyrannie de l’émotion. Les individus modernes s’enferment dans leur bulle, indifférents aux affaires publics, centrés sur le soi et sur le monde personnel - reflet du narcissisme et de l’égoïsme en fait.

Durkheim disait déjà que « je ne suis certain de bien agir que si les motifs qui me déterminent tiennent non aux circonstances particulières dans lesquelles je suis placé, mais à ma qualité d’homme in abstracto ». L’individu moderne serait donc de moins en moins libre puisqu’il obéirait aux mouvements de son cœur au lieu de suivre la sagesse de la raison.

La crise de la stabilité, ensuite, montre la difficulté à lier des individus à l’identité fluide. L’exemple type de cette crise est le couple. La relation amoureuse est cette chose que chacun essaye de conquérir sans vraiment en saisir toute la dynamique. En effet, il y a toujours cet arbitraire entre une relation amoureuse forte et la protection du soi de ses participants. Paradoxalement, c’est souvent la femme qui redoute la trop forte dépendance amoureuse et qui n’a pas envie d’être enfermé dans un rôle de compagne ou d’épouse, ne voulant pas exister à travers son mari. Cette dernière s’en rend compte au fil de la relation c’est-à-dire qu’elle remarque un décalage entre ce qu’elle vit et ce qu’elle veut être. Ce refus de l’enfermement est caractéristique des sociétés modernes. L’amour contemporain recherche une distance variable, autorisant un double travail de construction de soi: celui de la relation amoureuse et celui qui permet de respirer un autre air. L’individu souhaite éviter la routine des rôles, les habitudes qui limitent son expression personnelle. Il éprouve le sentiment que ses marges de jeu sont insuffisantes et il s’autorise alors un voyage, un déplacement, une parenthèse, voire une séparation. Il se met en vacances de son moi prisonnier et estime avoir le droit à autre chose.

Georg Simmel exprime très bien cette fascination pour le changement: « ce que nous éprouvons comme de la liberté n’est souvent en réalité qu’un changement d’obligation; au moment où, à la place de celle qu’on assumait jusqu’alors, vient s’en glisser une nouvelle, nous ressentons avant tout la disparition de la pression antérieure; et parce que nous en somme libérés, nous nous sentons en premier lieu absolument libres, mais la nouvelle obligation commence à faire sentir son poids à mesure que vient la fatigue, et désormais, le processus de libération s’applique à elle comme il avait précédemment débouché sur elle ». C’est pour cela que (dans un situation de couple notamment) la déliaison provisoire est préférable à la rupture pour résoudre les contradictions internes de l’individu. Une des contradictions est ressentie comme la réduction à une seule dimension de l‘identité, et en conséquence la disparition du sentiment de liberté. Le propre de la modernité est cette tension entre stabilité et mouvement. Si certaines personnes restent encore dans un cul de sac domestique c’est parce que la vie conjugale procure de la sécurité et des conditions plus aisées pour la structuration du soi. Entre l’enracinement qui emprisonne et l’errance qui insécurise, les individus élabore des compromis qui leur permettent de créer des liens assez élastique pour si possible ne pas rompre. Il faut donc retrouver une identité fluide qui est nécessairement multidimensionnelle. L’idéal est un amour libre, au sens de libéré de l’excès amoureux, un amour qui n’enferme pas, qui n’aliène pas afin d’être libre ensemble. Un autre désaccord qui suscite le mécontentement et l’insatisfaction est la prise de conscience du décalage entre ce que la personne croit être la vérité de soi et l’image que l’autre a de soi.

La crise des normes enfin, pourrait soulever le problème du manque de repère dans nos sociétés. En réalité, les difficultés proviennent de la multiplicité de ces normes. La tyrannie de l’intimité nous indiquerait aujourd’hui que le social serait remplacé par le personnel. Le besoin de saisir le singulier, le souci de la particularisation est davantage développé que l’aspiration au général. L’essence du moderne c’est le psychologisme, le fait d’éprouver et d’interpréter le monde selon les réactions de notre intériorité. Les règles ne sont pas contestés mais on estime être assez grand pour juger de leur juste application. On passe d‘un régime de la similitude à un régime de l‘altérité: chacun doit être reconnu dans sa différence. Cela est visible dans l’éducation, où on est passé d’une éducation centrée sur la transmission à une éducation centrée sur le développement des potentialités de l’élève.

Dans les sociétés modernes, la normativité psychologique s’est imposée mais n’a pas fait disparaître le régime de normativité de la règle pour trois exigences sociales: l’égalité de traitement, la vie commune, le respect de certain savoir. L’individu doit donc apprendre à manier cette alternance de normativité.

D’après François de Singly toujours, l’idéal du lien se trouve entre liberté, convivialité et respect mutuel. Il y a un équilibre a trouver entre la tyrannie du formalisme c’est-à-dire que des inconnus peuvent entrer en contact sans référer à leurs particularités individuelles (savoir le monde) et la tyrannie de l’intimité c’est-à-dire une conversation centrée sur l’histoire personnelle de chacun avec anecdote, récit de soirée,…

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