Une avare magnificence  

« Les bienséances, les modes, les usages qui dérivent du luxe et du bon air, renferment le cours de la vie dans la plus maussade uniformité. Le plaisir qu'on veut avoir aux yeux des autres est perdu pour tout le monde: on ne l'a ni pour eux ni pour soi. Le ridicule, que l'opinion redoute sur toute chose, est toujours à côté d'elle pour la tyranniser et pour la punir. On n'est jamais ridicule que par des formes déterminées: celui qui sait varier ses situations et ses plaisirs efface aujourd'hui l'impression d'hier: il est comme nul dans l'esprit des hommes; mais il jouit, car il est tout entier à chaque heure et à chaque chose. Ma seule forme constante serait celle-là; dans chaque situation je ne m'occuperais d'aucune autre, et je prendrais chaque jour en lui-même, comme indépendant de la veille et du lendemain. Comme je serais peuple avec le peuple, je serais campagnard aux champs; et quand je parlerais d'agriculture, le paysan ne se moquerait pas de moi. Je n'irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d'une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts; et quoique une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gai que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurais pour cour une basse-cour, et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger semblable à celui dont il sera parlé ci-après. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier; et mon avare magnificence n'étalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or, cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté. »

J.-J. Rousseau, Emile ou de l’Education, fin du livre 4


François Rastier : Votre thèse sur l'interprétation de l'oxymore chez Rousseau détaille l'expression avare magnificence, dans le célèbre programme de vie tiré de l'Emile. On y trouve le verger idéal qui donne au promeneur, avec une avare magnificence, les fruits qu'il prend selon ses besoins heureusement modérés.
On pourrait éclairer ce passage par la lettre XI de la quatrième partie de La nouvelle Héloïse, dont sort le texte prélevé dans l'Emile et d'abord rédigé sur l'exemplaire personnel de Rousseau. On y trouve un compendium des oppositions entre le jardin (artificieux) et le verger, un hortus conclusus qui aura une longue postérité - par exemple le Paradou évidemment paradisiaque dans La faute de l'abbé Mouret [Zola].
Il faut sans doute distinguer du verger édénique le jardin évangélique : dans La nouvelle Héloïse le jardinier Gustin, au nom fort augustinien, consacre au jardin le nombre évangélique de douze journées par an. Ce jardin a "été planté des mains mêmes de la vertu" (p. 364), et il fait antithèse au bosquet fatal qui s’étend de l’autre côté de la maison et sur lequel plane le souvenir de la Faute - bosquet évoqué dans la lettre suivante (p. 367).

Michel Schmouchkovitch : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous quant à l'analogie que vous faites entre le passage en cause extrait de l'Emile et la lettre XI de la quatrième partie de La Nouvelle Héloïse. Voici mon point de vue à ce sujet. Un point de vue global : l'appréciation de Rousseau sur cet Elisée ; un point de vue plus local : les oppositions isotopiques entre les deux textes.
1) On peut repérer deux parties dans cette lettre XI. La redécouverte du verger et les souvenirs ou la collection des divers types de jardin à cette époque.
À mon sens la seconde partie éclaire la première. La bascule entre l'Elisée et la falsification de la nature est indiquée par au moins deux remarques :
"A ces mots il me vint une imagination..." (II, 480), et "...c'est d'être un amusement superflu" (II, 485).

« À ces mots, il me vint une imagination qui les fit rire. "Je me figure, leur dis-je, un homme riche de Paris ou de Londres, maître de cette maison, et amenant avec lui un architecte chèrement payé pour gâter la nature. Avec quel dédain il entrerait dans ce lieu simple et mesquin! Avec quel mépris il ferait arracher toutes ces guenilles! Les beaux alignements qu'il prendrait! Les belles allées qu'il ferait percer! Les belles pattes-d'oie, les beaux arbres en parasol, en éventail! Les beaux treillages bien sculptés! Les belles charmilles bien dessinées, bien équarries, bien contournées! Les beaux boulingrins de fin gazon d'Angleterre, ronds, carrés, échancrés, ovales! Les beaux ifs taillés en dragons, en pagodes, en marmousets, en toutes sortes de monstres! Les beaux vases de bronze, les beaux fruits de pierre dont il ornera son jardin!... »


La réprimande que reçoit Saint-Preux fait basculer sa critique sur une autre scène : celle de l'amour.

« Je (M. de Wolmar) n'ai qu'un seul reproche à faire à votre Elysée, ajoutai-je en regardant Julie, mais qui vous paraîtra grave; c'est d'être un amusement superflu. A quoi bon vous faire une nouvelle promenade, ayant de l'autre côté de la maison des bosquets si charmants et si négligés? - Il est vrai, dit-elle un peu embarrassée; mais j'aime mieux ceci. - Si vous aviez bien songé à votre question avant que de la faire, interrompit M. de Wolmar, elle serait plus qu'indiscrète. Jamais ma femme depuis son mariage n'a mis les pieds dans les bosquets dont vous parlez. J'en sais la raison quoiqu'elle me l'ait toujours tue. Vous qui ne l'ignorez pas, apprenez à respecter les lieux où vous êtes; ils sont plantés par les mains de la vertu. »

Julie ne s'autorise comme promenade que ce verger clos, dont le mari est un des seuls à avoir la clef (même sans le bon Dr. Freud, on pense aux grivoiseries de Voltaire dans ses lettres sur La nouvelle Héloïse), et ce lieu me semble être le reflet de la facticité du bonheur conjugal de Julie. Le mot facticitéest sans doute un peu fort car la sincérité de Julie n'est pas en cause - quoique les auteurs américains, mais non pas les français, parlent de la duplicité de Julie.
2) S'il est vrai que la 'négligence' ("il ne vous en a coûté que de la négligence", II, 472) a quelque chose à voir avec l'avare magnificence, plusieurs traits significatifs m'apparaissent en opposition. Le fait que le jardin soit fermé à clef, que les arbres soient greffés, et horreur, par d'autres espèces, qu'un système compliqué amène l'eau (cela lui rappelle sans aucun doute le souvenir de l'aqueduc détruit), bref que l'art imite la nature comme dans les jardins florentins ou de Tivoli.
Par ailleurs je suis d'accord avec votre analyse.

François Rastier : N'oublions pas que rien n'y paraît, que ce ruisseau serpente comme naturellement, que les allées sont des chemins, non des perspectives, que les oiseaux ne sont point en volière, mais pullulent attirés par des plantes friandes semées ça et là, c'est j'en conviens un paradis non sans facticité mais c'est celui de l'art - plutôt que du mariage - et en est-il un autre ?
Quoi qu'il en soit, je me demande en quoi l'emploi de l'oxymore est-il caractéristique de Rousseau et quelle est sa fonction dans son oeuvre. Elle se trouve peut-être dans sa théorie de la nature : l'origine était conçue comme indistinction in nuce, et l'oxymore redit cette unité perdue des contraires.
Ou encore, dans une lecture dissimilatrice, il permet de renvoyer des apparences, pour la civilisation corrompue (cf. avare), à la vérité d'une âme pure (cf. magnificence). Ainsi l'avare magnificence comme l'éloquence muette sont-elles deux témoignages concordants, l'un sémiotique, l'autre économique, de la modération qui régnait à l'état de nature.

Michel Schmouchkovitch : Je reviens à l'interprétation de l'oxymore "avare magnificence". Vous en proposez une lecture dissimilatrice qui indexe "avare" du côté de l'apparence et "magnificence" du côté de la vérité intime, de l'adéquation de l'être à la généreuse économie de la nature. Cette lecture m'a tout d'abord déstabilisé. Cependant elle me permet de mettre en évidence une différence d'approche interprétative que j'aimerais discuter avec vous.
Je trouve deux raisons à votre lecture :
1) Le global déterminant le local, le thème inhérent à la pensée sociale de Rousseau de la disparité de l'être et du paraître (qui à mon sens se continue dans son délire de persécution que je préfère voir comme un délire d'authenticité) justifie cette application dissimilatrice à l'oxymore.
2) Le texte procède par opposition binaire entre le luxe et le simple (le rustique). Le terme "avare" gardant alors son sens usuel : celui d'un riche (un Rousseau fictivement riche) qui ne se fait bâtir qu'une si modeste maison.
Je rappelle de façon succincte mon interprétation : Rousseau qui épouse un moment le rôle d'un propriétaire qu'il n'a par ailleurs jamais été, devient alors aussi prodigue que peut l'être la généreuse nature ; est-il devenu le Dieu d'un paradis où le promeneur ne serait autre qu'Adam [un Adam auquel aucun fruit ne serait défendu (nouvel effacement du péché originel)]... lecture intertextuelle ou à nouveau détermination du local par le global ?). Mais son avarice est alors celle :
a) de l'état de nature où les êtres sont séparés les uns des autres, sans aucune relation entre eux, donc sans échange aucun ou
b) de celui qui aurait voulu vider l'échange, le don, de l'aliénation respective (dette/obligation) des contractants.
Si les mots ont un poids, on arrive là au juste équilibre entre avarice et magnificence, à l'économie, à la bonne mesure. Il me semble que mon interprétation économique est plus "inhérente" au texte, à sa thématique, que celle que vous me proposez, que je qualifierais d'"afférente". Qu'en pensez-vous ?
C'est effectivement encore ici la détermination du local par le global, celui de sa sensitivité à tout rapport social (qu'il soit affectif ou économique). Mais je ne vois pas là de décalage dissimilateur entre deux registres : "avare" et "magnificence" appartiennent tous deux au même univers, celui de l'univers non aliéné (naturel dont la simplicité rustique peut donner quelque idée) de Rousseau. Il me semble donc que la dissimilation n'a pas le dernier mot et c'est donc sur cette question de la légitimité des interprétations que j'aimerais avoir votre commentaire. L'autre interrogation que je me pose concerne les limites de l'interprétation. Certes, mon interprétation semble cohérente avec la pensée de Rousseau (c'est-à-dire avec le corpus exégétique des lectures de Rousseau, sans d'ailleurs négliger leurs divergences) mais y a-t-il un moment où l'interprétation devient une réécriture ? Où s'arrête la bonne foi dans la "fidélité créatrice" ? Quelle est la différence entre le commentaire et l'interprétation ? Vous êtes surpris que ma conclusion porte sur Rousseau mais c'est vrai que j'ai ce souci de revenir en dernier lieu au texte car j'ai la conviction encore maladroite que le texte porte en lui-même ses propres contraintes interprétatives et que l'essai de détermination de celles-ci a à voir avec une éventuelle légitimation de l'interprétation, une fidélité à l'auteur.

François Rastier : Vous avez raison (si je ne me trompe) : les deux termes avare et magnificence, qui sont péjoratifs dans l'état de civilisation, du moins selon Rousseau qui voit dans la magnificence un excès, se neutralisent l'un l'autre, ou du moins se proportionnent à une juste mesure dans l'état de nature, par un parcours que vous dites à bon droit endoxal.
J'aurais fait une lecture de l'oxymore comme un paradoxe qui indexerait un terme dans un univers ou une époque, et l'autre dans un(e) autre. Chez Chamfort (mais j'ai peut être trop travaillé sur lui) il en serait ainsi, comme vous vous doutez bien.
Magnificence est normalement mélioratif dans la doxa de l'époque, et chez Rousseau il peut devenir péjoratif : mais dans cet emploi il reste mélioratif, en changeant d'acception et en contredisant son étymologie, bref en devenant une "offrande" frugale.
Par contraste, avare, normalement péjoratif devient mélioratif dans ce contexte. On doit remarquer cependant que le statut d'avare prête à discussion : on trouve dans la première édition du dictionnaire de l'Académie française des emplois mélioratifs d'avare (par exemple : "une femme avare de ses charmes").
On peut soutenir que si l'oxymore unit des termes en relation de contradiction sémantique (comme par exemple tonnerre muet chez Mallarmé), il s'ajoute ici une inversion évaluative par rapport au sens le plus commun à l'époque, puisqu’avare est ici mélioratif. Mais comme l'acception méliorative est parfois attestée, notamment dans des contextes moralisants, on pourrait en outre lire ici une syllepse sur avare : dans l'univers social avare est généralement péjoratif, dans celui de Rousseau, c'est l'autre acception qui prévaut.
Je retiendrai pour ma part que la caractérisation d'une forme sémantique comme oxymore, paradoxe ou syllepse, en admettant que ces tropes négligés ne puissent se combiner, dépend non seulement des normes sémantiques propres à l’œuvre de Rousseau, mais aussi des parcours interprétatifs que l'on y trace, selon que l'on formule ou non sur l’œuvre une hypothèse d'isonomie.

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