La dialectique ou l'"art de philosopher" (1997)
1. La philosophie comme dialectique
Alors que la philosophie de Hegel, couramment identifiée avec la "pensée dialectique", serait plus justement définie comme une "logique", "le" dialectique n'étant en elle que le moment de la séparation et de l'opposition du mouvement logique, la philosophie
La philosophie de Schleiermacher se présente, en revanche, comme authentiquement dialectique dans la mesure où elle n'entend pas échapper au partage du discours et de la vérité qui lui paraît être
C'est ainsi que la Dialectique de Schleiermacher garde en mémoire la dialectique platonicienne dont elle reconstruit le mouvement de formation depuis les dialogues socratiques, mais aussi la dialectique aristotélicienne des Topiques, dans la mesure où il s'agit bien d'argumenter dans un domaine où l'assurance du savoir échappe, et dont la tenue même dépend de la rigueur des argumentations. La dialectique platonicienne est à la fois l'art d'accéder aux idées que présente La République et l'art de les relier entre elles qu'expose Le Sophiste.
L'aspect architectonique de la Dialectiquedoit beaucoup à la méditation du Sophiste, à propos duquel Schleiermacher reprend plus particulièrement la question de la communauté des concepts "d'où dépend toute pensée effective et toute vie de la science" ainsi que la structure architectonique de la philosophie :
D'abord, la véritable vie de l'étant dans laquelle toutes les oppositions s'interpénètrent est indiquée à partir de l'impossibilité, pour ceux qui partent d'une unité vide, de saisir l'être, de même que pour ceux qui demeurent dans le domaine des oppositions, et en même temps, que la connaissance ne peut subsister sans repos ni mouvement, sans être stable ni sans être fluide, sans s'arrêter ni sans devenir, mais qu'elle requiert les deux en un. Et que personne ne se laisse égarer par une surprise apparemment sceptique au sujet de cette interpénétration des opposés, puisque cela est le point ultime où doit s'achever la présentation indirecte à l'extrême cime de laquelle nous sommes. A partir de cet être suprême, nous redescendons dans le domaine des opposés, représenté par l'opposition entre le repos et le mouvement, et l'on montre comment, dans l'unicité et la différence communes de l'étant, la communauté des opposés est fondée, et comment, dans ce domaine de la différence, l'étant se manifeste nécessairement et de façon multiple également comme non-étant, de sorte qu'il ne peut y avoir pour l'être suprême lui-même absolument aucun opposé -alors que celui qui n'est pas parvenu à la lumière de l'être véritable ne peut aller plus loin que ce non-être de la véritable connaissance et cette non-connaissance du véritable être.
Ce passage est important, car il énonce pour Schleiermacher "l'essence de toute philosophie véritable", et permet de tempérer, par la doctrine de la "présentation indirecte" du savoir, l'inscription univoque de la Dialectiquedans la démarche des "philosophies de la réflexion" modernes. En un sens, Schleiermacher reprendrait à son compte la critique hegelienne du "scepticisme moderne" qui ne serait qu'une variante de l'empirisme, c'est-à-dire une absolutisation de la subjectivité finie; cependant, il réinterprète le platonisme dans un sens qu'on dira plutôt transcendantal que transcendant, fidèle à la lecture de Kant lui-même. Si celui-ci ne passe pas pour un interprète important de Platon, à la différence de Schleiermacher, il prévient au commencement de la Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure que sa reprise du terme "platonicien" d'idée n'engage pas une rechute dans l'ontologie, mais qu'il en redéfinit l'acception pour en user comme d'un concept de la réflexion. C'est précisément cela qu'il appelle comprendre un auteur "mieux qu'il ne s'est compris lui-même" (A 314) . C'est donc la "structure relationnelle du logos", le mouvement de la réflexion à l'oeuvre chez Platon que reprend Schleiermacher : comment il donne pour contenu aux
Nourrie par une réflexion sur la dialectique platonicienne, la philosophie de Schleiermacher la réinterprète à partir d'une inspiration kantienne non démentie, partageant avec celui-ci la détermination de "philosophie de la subjectivité" et la revendiquant même, mais, contrairement à la critique de Hegel, refusant sans doute celle "d'idéalisme subjectif". Il reprend de la dialectique kantienne la dénonciation des prétentions de la raison quand elle fonctionne à vide, principalement l'analyse critique de "l'illusion transcendantale". Celle-ci, que Kant tient pour "naturelle et nécessaire" à la raison, consiste dans l'oubli des conditions subjectives de la connaissance, et représente par excellence un cas de régression dogmatique. L'entendement est absorbé par la visée du savoir des choses, des contenus objectifs, oubliant les déterminations subjectives de ces objets, les multiples médiations qui oeuvrent à leur constitution. L'illusion est l'oubli spontané par le sujet connaissant de sa propre intervention dans la constitution même de la connaissance dans l'expérience. La Dialectique kantienne est ainsi une description des égarements de la raison laissée à elle-même et une invite à revenir de manière critique sur le mode de production de la connaissance : la synthèse de l'objectivité. C'est ainsi qu'elle confirme la légitimité de la critiqueétablie dans l'Analytique comme seule voie possible entre dogmatisme et scepticisme. On peut dire que le mouvement général de cette réflexion est repris à son compte par Schleiermacher dans la Dialectique, mais que celui-ci l'inscrit plus délibérément que Kant ne l'avait fait dans l'individualité empirique des sujets connaissants. Le sujet transcendantal de la connaissance est aussi pour lui un sujet parlant, souffrant et agissant, inséré dans une histoire. Cette inscription de la réflexion transcendantale dans l'empiricité historique, avec les problèmes qu'elle soulève, restitue à la dialectique son statut dialogique. Cependant, il convient aussitôt de remarquer qu'il ne s'agit en rien d'un retour de Platon à Socrate et au mythe d'une philosophie immédiatement intuitive. C'est la structure transcendantale de la subjectivité qui se trouve transformée par son lien à l'individualité et à la finitude, et le caractère absolu d'un unique foyer subjectif universel fait place à la pluralité de visées d'une communauté universelle du savoir. Ce décentrement est critique; la Dialectique cherche à l'articuler.
2. La dialectique dans son contexte
Les histoires de la philosophie accordent rarement une place à la Dialectique de Schleiermacher. La première histoire française de la philosophie allemande après Kant se voit même contrainte de le ranger parmi les "philosophes dissidents", difficiles à classer suivant les catégories historiographiques usuelles. L'accès difficile des textes de la Dialectique que Schleiermacher n'a jamais eu l'occasion de publier lui-même et l'emprise sans doute de la philosophie hegelienne sur les esprits à partir des années 1820, dont Schelling lui-même eut à pâtir, contribuèrent à prolonger une ignorance dont on voudrait montrer qu'elle a appauvri la discussion, réduisant les choix philosophiques fondamentaux à l'alternative entre le système et son refus . Dans la Dialectique, Schleiermacher se propose la même tâche que les autres philosophes postkantiens : achever le système promis par Kant et, par là, répondre au "besoin de philosophie" appelé par les différents dualismes de l'époque. La portée philosophique de l'entreprise de Schleiermacher, mais aussi sa limite, tient à cette problématique qu'il partage avec l'idéalisme : en prenant au sérieux la contingence du sujet fini, il aspire à dépasser l'idéalisme dans le langage de l'idéalisme. En évoquant le "besoin de philosophie" dans son premier écrit public, la Différence des sytèmes de philosophie de Fichte et de Schelling, Hegel reprend les analyses produites par Schleiermacher dans les Discours sur la religion, tout en attendant de la philosophie la réconciliation que promet la religion. Faute d'avoir été suffisamment attentif au déploiement du système du savoir par Schleiermacher, on l'a figé dans la sentimentalité des Discours (1799), et dans leur habillement scolastique dans la Doctrine de la foi(1821). Or, Schleiermacher est conscient depuis longtemps de la nécessité d'articuler philosophiquement les différents domaines du savoir, et après un premier écrit critique consacré à l'examen des principales doctrines morales (1803), il élabore pour son propre compte la figure d'un système.
En outre, il aspire à donner dans la Dialectique un système des connaissances plus complet et plus satisfaisant que ceux de ses contemporains : un système qui ne tombe pas dans le reproche majeur adressé
Refusant le subjectivisme de Fichte dans lequel on pouvait craindre, comme Jacobi , un aboutissement nihiliste, et le réalisme de la philosophie de la nature de Schelling, auquel il reproche son abstraction de la subjectivité et son intellectualisme, il veut dépasser leur unilatéralité, comme il l'exprime dès 1802 : "De l'idéalisme sont issues deux théories distinctes. Celle de Fichte, pour laquelle, par sa disposition d'ensemble et son esprit, aucune physique n'est possible; et celle de Schelling, pour laquelle, de la même manière, aucune éthique n'est possible. Par suite, il s'agit de montrer que la physique du dernier tout autant que l'éthique du premier sont forcément mauvaises et vides, abstraction faite du caractère admirable de l'édifice ."
Schleiermacher ne se départira jamais de cette ironie envers ce qui ne serait que formel, ces constructions parfaitement symétriques que leur caractère fermé et absolu prive par là même de signification. L'oubli du sujet est le reproche décisif que peut élever l'herméneute Schleiermacher contre le système qui paraît alors le plus achevé, à savoir la philosophie de l'identité qu'exploitent Schelling et Hegel. Il rejette également la dialectique abstraite de Fichte qui tend à négliger le monde, et est par là symétriquement suspecte de vacuité. La démarche systématique qui procède par fondation à partir d'un premier principe puis par déduction de l'ensemble des savoirs est vouée au dogmatisme. Bien que grand dialecticien, Fichte lui paraît nettement en retrait par rapport à la dialectique platonicienne : comme Schleiermacher l'écrit plaisamment à Willich, "il croit toujours savoir par avance ce que l'autre peut dire et que cela n'apporte rien" .
Schleiermacher veut penser à la fois l'action libre et la nature, le sujet et le monde, sans sacrifier aucun des termes, et sans surtout abstraire le discours de ses conditions d'énonciation. Sous ses
Il s'agit donc de combiner entre eux les savoirs dans une perspective unitaire, en ayant auparavant déterminé la validité des différentes prétentions à la légitimité. Schleiermacher réfute dans la Dialectiquede 1814 les prétentions du dogmatisme qui fonctionne en vase clos, soucieux d'éviter la contradiction pour perséverer dans son être de pure affirmation, mais aussi, et véhémentement, le scepticisme qui renonce sournoisement à la visée de savoir et prétend cependant s'introduire dans les débats qui s'y rapportent.
Le savoir se construit dans l'opposition conflictuelle des interprétations, et la Dialectique est l'art de départager ces prétentions suivant le critère de leur scientificité. La visée d'une intégration toujours plus poussée des savoirs particuliers dans un ensemble systématique unifié la distingue par ailleurs d'une attitude relativiste. Schleiermacher veut croiser deux démarches : la réflexion sur les conditions et la structure interne de tout savoir en général, et la réflexion sur les savoirs particuliers donnés dans l'histoire. L'inscription historique des savoirs est
3. La place de la "Dialectique" dans le système philosophique de Schleiermacher
Philosophie et religion
Schleiermacher est d'abord un théologien protestant. Mais il revendiquait en même temps une complète indépendance comme philosophe. Aussi devait-il concevoir à la fois l'indépendance et la compatibilité des deux, ce qu'il illustrait volontiers à l'aide de l'image des deux foyers d'une ellipse que seraient la théologie et la philosophie : "Car l'oscillation est la forme générale de toute existence finie, et on prend immédiatement conscience que seuls les foyers de ma propre ellipse produisent cette oscillation [...]. Ma philosophie et ma dogmatique sont donc fermement décidées à ne pas se contredire". Si alors la visée de la dialectique est de dégager la possibilité du savoir en retrouvant ses principes, le savoir philosophique est condamné à la finitude, c'est-à-dire à la modestie, dans la mesure où l'absolu échappe au savoir. C'est là qu'aux yeux de Schleiermacher le savoir humain se fonde sur la conscience religieuse d'un absolu ou de quelque chose de suprême qui habite l'homme. Bien que philosophie et religion ne soient pas identiques, puisqu'en religion le sentiment de la dépendance pure et simple est sentiment de l'existence du fondement transcendant, alors que le fondement transcendant échappe à la saisie réflexive et est, en philosophie, simplement supposé comme condition de possibilité du savoir. Dans la Doctrine de la foi (§ 28,3),
Philosophie élémentaire
La "dialectique" est la pièce maîtresse du système philosophique de Schleiermacher; elle en est la "philosophie élémentaire", la "doctrine de la science". Pour Schleiermacher, la philosophie compte deux parties, l'éthique et la physique. Et il n'y a en dehors de cela pas d'autre partie. L'éthique étudie l'esprit, la physique la nature. Chacun de ces aspects connaît une approche spéculative et une approche empirique, selon qu'il aborde l'aspect idéal ou réel de la connaissance. La physique a pour objet la nature et cherche à comprendre son action sur la raison, c'est-à-dire la connaissance. L'éthique a pour objet la liberté ou la raison et cherche, à l'inverse de la physique, à comprendre l'action de la raison sur la nature dans une histoire qui est celle du devenir-rationnel de la nature ou, en termes hégéliens, celle de l'effectuation de la raison.
La dialectique, comme science fondamentale, est à la fois une théorie de la pensée et du savoir et une méthode de production de la pensée et du savoir. Elle analyse, c'est là l'objet de sa partie transcendantale, la condition de possibilité du savoir qui est celle de l'accord de la pensée et de l'être; mais elle s'attache aussi, dans sa partie technique, au problème de la connexion des savoirs partiels qui oeuvre tant à la construction du savoir pris comme un tout et à l'évaluation des savoirs particuliers. Au regard des deux aspects de la connaissance, l'éthique et la physique, qui à eux seuls épuisent la philosophie dans sa teneur cognitive, la dialectique a donc un statut
Dialectique et herméneutique
Définie comme "art de la conduite du dialogue authentique", la dialectique entretient un rapport essentiel avec l'herméneutique définie
Dialectique et éthique
Les rapports entre dialectique et herméneutique reposent donc sur un élan qui pousse l'homme vers le développement de son esprit, de sa raison. Cette réalisation de la raison dans la sphère de l'esprit que Hegel appellera objectif est le domaine de l'éthique. Aussi Schleiermacher déduit-il, et ce dès 1812, l'éthique de la dialectique : la dialectique a pour objet le savoir absolu, sans opposition aucune, alors que les sciences réelles ont affaire à ce qui est opposé et qui se peut ramener à l'antagonisme classique entre nature et raison. L'éthique est l'une des deux sciences réelles, "exposition de l'être fini sous
4. Histoire de la philosophie et dialectique
Schleiermacher est resté comme un théoricien important de l'histoire de la philosophie, et a exercé à travers ses élèves H. Ritter ou C. Braniß une influence significative sur l'historiographie de la philosophie en Allemagne. Refusant d'absorber l'histoire de la philosophie
C'est par un dialogue approfondi avec les philosophies du passé que Schleiermacher s'est formé à la philosophie. Depuis ses études à Halle où il traduisit Aristote sous la conduite de J. A. Eberhard, un des pionniers de l'histoire de la philosophie, jusqu'à sa plongée dans Platon, en passant par la confrontation capitale avec Spinoza, la discussion serrée de Kant, Leibniz et Jacobi, la revue des possibilités théoriques passe par l'examen critique des grandes philosophies. La volonté de comprendre la pensée d'autrui qu'attestent les comptes rendus, lettres ou notes non destinées à la publication où il s'explique véritablement avec les philosophes anciens ou contemporains se retrouve dans l'entreprise de la Dialectique : c'est par la confrontation mutuelle des propositions que le savoir peut progresser. Il ne s'agit donc pas pour lui de construire à son tour, après tant d'autres, un système original et par là même stérile, mais de replacer l'activité philosophique dans la dimension commune où se manifeste le mieux son universalité. Schleiermacher a défini très tôt l'inspiration de sa démarche philosophique, à égale distance de l'écueil du sentimentalisme et de celui du systématisme :
Je ne crois pas que je parviendrai jamais à un système achevé, au point de pouvoir répondre de manière décisive à toutes les questions que l'on peut poser et en connexion avec toutes mes autres connaissances; mais j'ai toujours cru que l'examen et l'enquête, l'écoute patiente de tous les témoins et de tous les partis, était l'unique moyen de parvenir finalement à un domaine suffisant de certitude, et avant toute chose à une ferme délimitation entre les sujets sur lesquels il faut nécessairement prendre parti, et pouvoir argumenter et répondre pour soi-même et pour tout autre, et les sujets que l'on peut laisser ouverts sans préjudice pour sa tranquillité et son bonheur. C'est ainsi que j'observe calmement les joutes des athlètes philosophes et théologiens sans me prononcer pour aucun d'eux, et sans sacrifier ma liberté en pariant
On ne s'étonnera donc pas que la première apparition publique de Schleiermacher en tant que philosophe ait été la publication d'une Critique des systèmes éthiques précédents (1803) où il se livre déjà à une logique des positions éthiques qu'il ordonne suivant les grandes questions problématiques de la vertu, du devoir ou des biens. Sa propre Ethique se dégagera du schéma de cet ouvrage et émergera pour ainsi dire de la réflexion critique sur les systèmes existants. Le travail philologique consacré à la philosophie ancienne et surtout aux Présocratiques et à Platon nourrit une réflexion propre, au même titre que la confrontation avec les pensées contemporaines, voire plus facilement. L'élaboration nécessairement plus tardive de la Dialectique par rapport à d'autres parties du système comme l'éthique ou l'herméneutique est ainsi liée à sa nature particulière : elle est en quelque sorte l'autoréflexion des philosophies passées et présentes, et dégage de surcroît l'espace de leur confrontation réglée.
Si l'on peut trouver un caractère fortuit au rassemblement dans le même volume des Oeuvres complètesdes cours sur l'histoire de la philosophie ancienne et moderne et de ceux concernant la dialectique, il se justifie tout à fait quand on considère que la Dialectique présuppose effectivement une certaine conception de "l'histoire de la raison" au sens kantien. Les perspectives finies tendent à converger dans la visée commune du savoir pur, même si cette convergence n'apparaît véritablement sans ambiguïté et surtout sans malentendu qu'une fois le conflit construit et réglé par la dialectique. La contradiction est bien le moteur du savoir, mais elle est portée par les prétentions particulières de chacun à la vérité, et non par l'automouvement du concept, ainsi que Hegel l'avait pensé. Comme celui-ci toutefois, Schleiermacher pense bien que la contradiction porte en elle le critère de la vérité, mais plus prudent que lui, il considère qu'on ne peut guère prévoir qui portera la contradiction, comment il le fera, ni surtout où cela mènera.
Etant à la fois méthode et pratique du savoir, la Dialectique est donc par excellence la philosophie de l'avenir de la philosophie. Non qu'elle se présente jamais comme la philosophie définitive ou comme la philosophie de l'avenir : elle fait au contraire le pari que le travail philosophique, étant commun et historique, n'est jamais terminé. Alors que depuis l'achèvement hegelien du système, de
Cela s'atteste en particulier dans son rapport au langage : Schleiermacher fait de l'histoire des concepts une partie prenante de la philosophie, l'exercice courant de son autoréflexion. Le savoir est une construction historique, et n'est pas séparable des instruments conceptuels mis en oeuvre, comme la redétermination des concepts à la suite d'une transformation importante du savoir ou des représentations. Un esprit linguistique créateur peut imposer ou favoriser une signification inédite à certains concepts. Tout jugement détermine un nouveau concept, et constitue ainsi l'opération de la pensée en acte. Les concepts obtenus sont alors disponibles pour de nouvelles opérations de jugement. Le travail de redétermination des mots en concepts, qui est sans cesse à reprendre, sanctionne l'historicité de la pensée. Cette conscience de la dimension herméneutique du savoir se rencontre en notre siècle dans des projets comme celui des archives pour l'histoire des concepts. La conscience de l'historicité des savoirs et des instruments du savoir permet de maintenir celui-ci actif, savoir philosophique su, et non savoir traditionnel passivement reçu . Dans son rapport à l'histoire du savoir, la philosophie assume ici sa dimension herméneutique, sans toutefois s'y réduire. Elle est inséparablement critique, orientée vers l'évaluation des savoirs existants et de leur prétention même à la "scientificité". La Dialectique de Schleiermacher est ainsi la philosophie consciente de son histoire et non pas la philosophie fondue dans l'histoire; celle qui dépose sa prétention à un savoir définitif, mais non l'exigence d'un savoir pur; celle qui fait véritablement droit au sujet qui l'anime parce que justement elle se fonde sur sa limitation; celle qui surmonte le désarroi que pourrait causer la reconnaissance de la finitude du sujet par le recours à la multiplicité des sujets.
5. L'actualité de la Dialectique
Les premiers effets
S'attacher aujourd'hui à la Dialectiquede Schleiermacher ne relève pas d'un souci simplement antiquaire visant à enrichir la collection des "philosophies élémentaires" de l'idéalisme allemand d'une version longtemps restée dans l'ombre des grands systèmes. Car tant dans sa recherche que dans ses résultats, la dialectique de Schleiermacher a connu des effets durables et souvent même devancé, par ses options, des orientations contemporaines. D'un côté en effet, elle a eu des répercussions dans le domaine de la théologie protestante qui lui a consacré de loin le plus grand nombre d'études. Elle s'efforçait le plus souvent de scruter jusqu'où la raison pouvait aller à la rencontre de la foi, et concluait par l'aveu d'une docte ignorance: la "dialectique est une doctrine du Dieu caché, inconnu. La nécessité de se taire face à Dieu est l'intellection la plus haute que puisse procurer le dialecticien". D'un autre côté, la dialectique a aussi joué un rôle souvent méconnu dans la constitution de la pensée philosophique allemande, en dépit de l'état unanimement jugé insuffisant de son édition. L'influence de la dialectique est attestée non seulement chez Heinrich Ritter, Friedrich Ueberweg, mais encore chez Trendelenburg dont l'un des maîtres n'était autre que August Twesten, élève de Schleiermacher qui devait lui succéder à la chaire de théologie de l'Université de Berlin. Schleiermacher a joué à ce titre un rôle non négligeable dans la critique de Hegel au XIXe, critique qui serait encore à reconstituer avec précision dans une perspective historienne jusqu'à son importance pour le neokantisme de Bade à travers la personne de Jonas Cohn.
Dilthey et les objectivations de l'esprit
Dilthey, qui toute sa vie fréquenta les oeuvres de Schleiermacher, reconstitue l'édification du savoir en rapportant explicitement sa logique de la connaissance à la Dialectiquede Schleiermacher : il faut, écrit-il, partir de ce qui, dans le monde, m'affecte [Lebensbezug], tablant ainsi sur l'existence du monde en dehors de ma pensée. Or cet être-affecté se transforme en affect, affect qui en est mon appropriation
Une pensée du dialogue
La dialectique de Schleiermacher met en évidence le caractère profondément dialogique du savoir, puisque pensée et langage coïncident et que l'authentique pensée est indissociable de son expression: "Communiquer est [...] la première loi de toute aspiration à la connaissance, et la nature même a sans ambiguïté exprimé cette loi
Logique de la connaissance et savoir conflictuel
A condition de ne pas confondre conflit et diversité, la constitution polémique du savoir permet des rapprochements saisissants avec la pensée contemporaine. Ainsi, par exemple, avec le "rationalisme critique"
Il y a incontestablement dans la dialectique de Schleiermacher une réflexion sur l'inachèvement principiel de tout savoir : les fondements ultimes échappent à la raison et ne sont donnés que dans le sentiment, le sentiment de Dieu qui garantit le rapport à la réalité et la correspondance entre nos pensées et la structure du réel. De ce fait, le savoir absolu, que la dialectique devait non seulement rendre possible mais encore permettre d'effectuer à titre de technique, n'est pas à portée humaine : l'homme doit se contenter de la critique comme ersatz du savoir. De discipline technique qu'elle devait être suivant sa fondation,
Mais une telle conséquence, qui transforme sans cesse le fonds ontologique des théories, rend de fait difficile la circulation du savoir. C'est là une difficulté principielle à laquelle se heurtait, par exemple, le problématicisme d'Ugo Spirito. Si penser, c'est objecter, poser des affirmations particulières au nom d'une radicale historicisation du savoir dans l'idéal de la science, ne risque-t-on pas le scepticisme? Dans le débat qui l'oppose au dialogisme de Guido Calogero, Schleiermacher serait cependant du côté de ce dernier qui écrit : "Ici apparaît [...] le thème d'une compréhension authentique qui est le propre de l'esprit de dialogue et qui, sous sa déformation dans un sens heuristique, agonistique et polémique, est aussi le propre de l'historicisme dialectique". Le dialogue authentique, même dans sa dimension agonistique, présuppose des règles qui seules peuvent rendre possible la perspective d'une fin du conflit.
L'analyse des conditions de possibilité du dialogue pour fonder la possibilité du savoir n'est alors pas sans faire penser à la transformation de la philosophie thématisée par K.-O. Apel. Plus d'ailleurs qu'à la théorie de l'agir communicationnel de Jürgen Habermas, dont on l'a rapprochée parfois, car pour Schleiermacher, la dialectique s'intéresse au domaine du savoir où la vérité recherchée est la connaissance de ce qui est. Il ne s'agit donc pas en général d'une théorie de la raison communicationnelle ou de l'argumentation. Les différents régimes de discours, relatifs aux sphères de l'"esprit objectif", seront davantage thématisés dans l'Ethique. Mais la Dialectique, en fondant l'authentique art de philosopher, de la recherche de la vérité, sur la dimension de la pensée pure, est effectivement conduite à s'interroger sur les conditions de possibilité du dialogue véritable. On sait que pour K.-O. Apel, la réflexion "transcendantale-pragmatique" doit mettre en évidence les principes du discours rationnel auxquels le sujet de l'argumentation doit nécessairement se conformer, la structure de la fondation réflexive tenant à l'"indépassable reconnaissance, depuis toujours effectuée, des présuppositions de l'argumentation". C'est dans le même sens que Schleiermacher lui aussi réfléchit
La dialectique, qui a pour objet le savoir pur, porte en effet sur la connaissance en général. Et si Schleiermacher est un penseur de l'herméneutique, c'est que le savoir renvoie au comprendre et à l'interprétation, puisque la pensée, même celle des scientifiques, s'accomplit dans le dialogue et qu'il faut par suite comprendre les propositions pour savoir ou juger de leur teneur. En ce sens, l'herméneutique sera essentielle au développement du savoir, le dialogue ayant dans la constitution de la connaissance un rôle constitutif.
Le problème de la vérité
Le problème de la vérité dans le cadre de la connaissance scientifique reconduit ainsi vers un "problématicisme" : la vérité n'est pas dans l'adéquation de la pensée et du réel, mais toute entière dans l'affirmation. En cela, toute nouvelle vérité reste ouverte et problématique, l'échange des arguments permettant une compréhension progressive des choses et des hommes. Et le dialogue véritable visé par la dialectique invite à déterminer les conditions de possibilité d'une reconnaissance minimale dans un espace d'échange, c'est-à-dire à déterminer le degré de communauté requis pour une authentique communication. Car en effet, ce n'est qu'à être réinséré dans le dialogue et dans la dialectique que le problème de la vérité trouve un nouvel élan. Au début de la recherche dialectique, deux critères sont avancés par Schleiermacher pour juger du savoir ou de sa vérité : 1°) l'identité de la production de la pensée en tous, c'est-à-dire l'accord des sujets connaissants et 2°) le rapport du savoir à l'être. Se trouvaient ainsi réunies une théorie consensuelle de la vérité et la théorie classique de l'adaequatio. Or si, pour l'homme, le second critère est invérifiable, renvoyé au fonds du sentiment de Dieu qui garantit le rapport au réel ou que nous assemblons nos concepts suivant l'ordre des choses réelles, c'est vers le premier critère qu'on aura tendance à se tourner. La vérité fondée sur la correspondance de l'être et de la pensée est une thèse métaphysique, qu'il ne faut certes pas rejeter, mais qui ne saurait être établie avec certitude, alors que le premier critère, celui de l'identité dans la construction de la pensée, peut être éprouvé dans la discussion, dans l'argumentation et la communication. C'est en privilégiant ce premier critère, le second disparaissant progressivement, que la raison
L'espérance de la raison
La dialectique de Schleiermacher apparaît donc comme la mise en forme de la volonté de philosopher dans l'établissement de la recherche du savoir pur ; elle est réflexion sur la dimension constitutive de la volonté de penser, du Denkenwollen. La vertu du conflit et l'éthique
May 28, 2013 at 12:47 AM
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