Présidentielle Cote d'Ivoire
Origines familiales, itinéraire, projet politique, vision pour le pays, entourage, style de vie, religion, goûts personnels... Tout oppose Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara. Le 28 novembre, lors du second tour de l’élection présidentielle, les Ivoiriens vont devoir choisir.
Abidjan, mi-novembre. La frénésie électorale du premier tour n’est plus qu’un lointain souvenir et la campagne du second n’a pas encore vraiment démarré. Un entre-deux bizarre, presque irréel. Comme si les deux camps en compétition fourbissaient leurs armes et reprenaient des forces avant l’assaut final du 28 novembre. Les généraux comptent leurs divisions tandis que les alliances se nouent au cœur des salons feutrés. Les ralliements s’égrènent lentement à la une des journaux alors que les derniers comptes se règlent en catimini au sein de chacune des familles politiques en course lors du scrutin du 31 octobre.
Préparatifs avant la dernière bataille, du 20 au 26 novembre : spots, débats, interventions télévisées, etc. Cette ultime campagne officielle est savamment orchestrée par des experts chevronnés, Euro RSCG pour Laurent Gbagbo, Voodoo Communication pour Alassane Dramane Ouattara (ADO), dans une inversion des rôles originale : une agence française pour le nationaliste, une ivoirienne pour celui que ses détracteurs accusent d’être « le candidat de l’étranger »…
En attendant, tout le monde s’interroge. Qui va l’emporter ? Comment réagiront le vaincu et ses troupes ? Accepteront-ils la défaite ? Ou le scénario quasi idyllique du premier tour, plutôt serein et, surtout, marqué par un taux de participation record (83 %) se transformera-t-il en cauchemar ? La peur d’un nouvel embrasement est palpable. Tout le monde a hâte de tourner la page…
La Côte d’Ivoire est à un moment charnière de son histoire, et les Ivoiriens, dans leur écrasante majorité, en sont conscients. Les Côte d’Ivoire, serait-on tenté d’écrire, tant les résultats du 31 octobre dessinent la cartographie d’un pays coupé en deux, comme il l’a été après la tentative de coup d’État du 19 octobre 2002 : Nord contre Sud, chrétiens contre musulmans, militants de chaque bloc qui s’investissent autant par adoration de leurs hérauts respectifs que par rejet de l’adversaire – schéma simplifié, il est vrai, par la disqualification d’Henri Konan Bédié.
Les deux finalistes, Gbagbo et Ouattara, figures clés de la crise qu’a traversée le pays, sont faits pour ne pas s’entendre. Deux chefs, deux manières de faire de la politique et, au final, deux projets de société. Seul dénominateur commun : l’orgueil qui aveugle et qui empêche de voir les qualités de l’autre pour ne discerner que ce qui les sépare. Un phénomène exacerbé par la guerre, les boutefeux de chaque camp et… les femmes qui se cachent derrière chaque leader.
Regards croisés
Pour Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo est un accident de l’Histoire. Un opposant qui n’a pas l’étoffe d’un chef d’État. En tout cas pas celui d’un pays de la dimension de la Côte d’Ivoire. Sans Robert Gueï, pas de Gbagbo, en quelque sorte. En privé, ADO reconnaît cependant que son adversaire est plutôt sympathique et affable. D’ailleurs, les deux hommes se parlent toujours, au téléphone, et se permettent parfois quelques blagues, comme deux vieux copains. Le ton est toujours courtois, ils se tutoient.
Mais l’essentiel, pour le candidat du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP), c’est que le président n’est tout simplement pas fait pour la fonction. Un homme qui vivrait dans le passé, obnubilé par l’indépendance de son pays, le patriotisme. Une sorte de chef de tribu assiégée, peu ouvert sur le monde extérieur, sans parole, incompétent sur le plan économique et brouillon. Mais habile et intelligent. Un bon politicien, en somme, mais surtout pas un homme d’État. Seule indulgence : ADO estime désormais que Gbagbo n’est pas le principal responsable des violences qui ont été commises au plus fort de la guerre. Il vise plutôt les faucons de l’entourage présidentiel. Au premier rang, il place son épouse Simone.
Des partisans d'Alassane Dramane Ouattara, le 24 novembre.
© Issouf Sanogo/AFP
Gbagbo, lui, voit en Ouattara l’homme par qui la guerre est arrivée, la source du mal qui s’est emparée de la Côte d’Ivoire à la mort de Félix Houphouët-Boigny. Un homme « violent malgré les apparences », faux, prêt à mettre le pays à feu et à sang pour conquérir le fauteuil du Vieux. « Aucun pouvoir ne mérite une guerre civile », nous a dit le président. ADO analyserait tout, dans son pays, à l’aune de l’extérieur : il est le candidat de l’étranger, serine-t-on au palais. Comme Ouattara, Gbagbo accorde à son rival quelques qualités : intelligence, capacité de travail, entregent international et vision dynamique des choses, notamment à propos du traitement à prescrire pour soigner le patient ivoirien. Évidemment, il ne le crie pas sur tous les toits…
La perception réciproque des deux candidats est, comme souvent, soumise aux aléas de la vie politique. Tout le monde se souvient que Gbagbo et Ouattara ont été alliés au sein du Front républicain, contre Bédié, en 1995. Mais c’est oublier assez vite, même si les deux couples que formaient les candidats avec leur épouse étaient proches à l’époque, que ce pacte a été scellé par le secrétaire général du Rassemblement des républicains (RDR) tout juste créé, Djéni Kobina, et non par Ouattara. Kobina et Gbagbo ont fréquenté ensemble l’École des forces armées et, surtout, la prison. ADO n’a fait que suivre le choix de Kobina, décédé en 1998.
En revanche, il n’a jamais pardonné à Gbagbo son choix de concourir à la présidentielle de 2000, alors qu’il prônait son boycottage. Une candidature vécue comme une trahison. À l’inverse, Gbagbo a longtemps pensé qu’il pouvait se rapprocher de Ouattara, y compris au plus fort de la crise. Jusqu’à l’alliance avec Bédié qu’il juge contre nature, après l’accord de Pretoria d’avril 2005. Enfin, malgré le risque électoral présenté comme plus élevé par les sondages, il aurait certainement préféré affronter Bédié au second tour. Car ADO présent à ce stade, c’est déjà une victoire pour son ennemi intime.
Itinéraires d’enfants pas tous gâtés
Là encore, tout les oppose. Dès la naissance. Gbagbo est né à Gagnoa, le 31 mai 1945, au sein d’une famille catholique modeste. Son père est sergent de police et sa mère, femme au foyer. Ils vivent à Mama, en pays bété, devenu la boucle du cacao. Son père sera arrêté, en juillet 1964, pour participation à un complot, transformant le jeune Laurent, à seulement 19 ans, en chef d’une famille sans le sou.
Son parcours sera celui d’un militant convaincu pour qui rien n’aura jamais été facile : professeur d’histoire-géographie avant d’obtenir un doctorat d’histoire, syndicaliste, opposant clandestin, poil à gratter du régime de Houphouët. Il multiplie les séjours en prison, comme sa sœur Jeannette, son épouse Simone et son fils Michel, qu’il a eu lors d’un premier mariage avec une Française. Il sera vilipendé, tabassé, menacé et devra s’exiler en France pendant plus de six ans dans les années 1980. L’adversité, il connaît. Y compris une fois devenu président : une tentative de coup d’État, Chirac et Obasanjo, entre autres, qui font tout pour obtenir sa chute… Pas vraiment un long fleuve tranquille.
Le 29 octobre, au stade Félix-Houphouët-Boigny d'Abidjan.
© Issouf Sanogo/AFP
Ouattara, lui, vient d’une grande famille du Nord, même s’il est né à Dimbokro, dans le centre du pays, le 1er janvier 1942. Son père Dramane, commerçant et transporteur prospère, est un descendant de Sékou Ouattara, fondateur de l’empire Kong, au début du XVIIIe siècle, à cheval sur le Mali, le Ghana, la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso. Études brillantes en Côte d’Ivoire puis au Burkina Faso, bourse pour les poursuivre aux États-Unis (il obtiendra un PhD en sciences économiques), recruté par le Fonds monétaire international (FMI) à 26 ans, dont il deviendra le directeur Afrique en 1984, gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) en 1988, Premier ministre de Côte d’Ivoire en 1990, directeur général adjoint du FMI en 1994… Une ascension météorique.
De ces itinéraires opposés sont, à l’évidence, nées des conceptions différentes de la politique. Au-delà du clivage évident entre le socialiste Gbagbo et le libéral Ouattara. Pour le premier, c’est l’action, le combat, la lutte permanente contre l’adversité et, souvent, les ennemis extérieurs. Il a attendu le fauteuil présidentiel si longtemps et s’est battu chèrement pour le conserver. Il ne conçoit pas, d’ailleurs, qu’un chef s’enfuie, comme Bédié le fit en 1999 : « Un chef, ça se bat, ça résiste, quitte à y laisser la vie », citant Salvador Allende en exemple.
Pétri de références révolutionnaires, jouant volontiers la carte populiste du nationalisme, Gbagbo a toujours répété que sa filiation était « celle de la résistance à la pénétration coloniale, Bernard Dadié et son père, Gabriel, qui ont lutté pour que l’homme noir soit respecté dans ce pays ». Il se considère comme l’héritier du Rassemblement démocratique africain (RDA) et « reprend sa lutte là où ce dernier l’avait laissée au début des années 1950 ».
Ouattara est à l’exact opposé : pour lui, les « Ivoiriens ont besoin de s’ouvrir ». Économiquement, Gbagbo veut libérer son pays du joug extérieur, des présumés diktats de la Banque mondiale et du FMI alors que Ouattara mise au contraire sur l’aide des institutions internationales et des partenaires étrangers pour redonner à la Côte d’Ivoire son lustre d’antan. L’un est plus chef de clan quand l’autre se veut patron d’un parti, respectueux des usages politiques.
Le RDR n’est pas le Front populaire ivoirien (FPI), la machine est plus rodée, plus disciplinée et fonctionne de manière moins empirique. Mais Gbagbo est certainement plus politicien : il maîtrise dans le détail la carte électorale, a une connaissance fine de son pays, de ses habitants. Il parle le langage des Ivoiriens « d’en bas », les pieds solidement ancrés dans son terroir. Ouattara est plus un « homme du monde », moins « villageois ». Il est aussi plus à l’aise dans la communication moderne, les médias, internet, les réseaux sociaux. Tout le monde s’accorde d’ailleurs à reconnaître que sa campagne électorale était la meilleure parmi celles de tous les candidats. Ces visions et cette manière de faire de la politique diamétralement opposées sont le fruit de leurs parcours respectifs.
L’épine française
Illustration caricaturale de leur vision antagoniste de l’Afrique et du monde, le rapport à la France est cependant plus complexe chez Laurent Gbagbo qu’on veut bien le présenter. Son ami socialiste Guy Labertit expliquait, au plus fort des événements de 2004 : « Dire qu’il est anti-Blancs, c’est faux. Il a un fils métis de son premier mariage avec une Française et est profondément francophile ! »
En fait, le chef de l’État n’est pas viscéralement anti-Français mais il est en permanence dans l’épreuve de force avec Paris. Que la France fasse preuve de plus de compréhension à son égard – en tout cas qu’elle mette en sourdine sa volonté de l’évincer, comme c’est le cas depuis que Sarkozy a succédé à Chirac – et, comme par hasard, la tension baisse. Gbagbo, c’est l’amant déçu qui en éprouve une profonde amertume. La France « officielle » l’a longtemps rejeté, y compris ses camarades socialistes, alors qu’il aurait voulu la séduire, être aimé ou du moins apprécié. Le dépit amoureux explique, peut être, beaucoup de choses…
Le nationalisme africain aussi. Les chars de l’armée française dans les rues d’Abidjan ou devant sa résidence de Cocody, en 2004, c’est une entorse de plus, et de trop, à sa conception du combat des Africains pour obtenir une véritable indépendance. À noter, toutefois, qu’une dizaine de Français sont employés à la présidence, à des postes stratégiques (finances, règlement des factures, cuisine, service des écoutes téléphoniques). Ils étaient déjà là quand il a été élu. Il les a conservés. Ouattara, lui, est un francophile assumé. Il aime Paris, la Côte d’Azur, la gastronomie, et compte de solides amitiés (Sarkozy, Bouygues, Strauss-Kahn…) et très peu d’ennemis déclarés. Et ne voit pas « de problèmes majeurs entre les deux pays, dont les liens historiques sont très étroits ».
La Bible et le Coran
Laurent Gbagbo est un ancien catholique (il fut même séminariste) converti au christianisme évangélique. Son rapport à la religion est affiché au grand jour. On organise régulièrement des séances de prières à son domicile. Nombre de religieux gravitent dans son entourage, dont les plus connus sont le pasteur Moïse Koré, qui dirige l’Église Shekinah Glory mais semble avoir perdu de son influence, et Guy-Vincent Kodja, un ancien chanteur de rap, apparemment plus en cour actuellement. Mais, d’après un de ses amis, « sa foi profonde ne l’empêche pas de faire la part des choses ». Contrairement à son épouse Simone, très fervente, quasi mystique, proche de la culture sioniste et d’Israël, où elle multiplie les séjours.
Alassane Dramane Ouattara est musulman pratiquant mais pas vraiment un « pilier de mosquée ». Il vit sa foi dans la plus totale discrétion, au sein d’une famille où trois confessions coexistent : musulmane, donc, catholique et protestante. « Alassane est étonnant, explique un de ses proches. Il n’a pas la culture de la pratique, ne jeûne pas, ne se rue pas à La Mecque pour le pèlerinage. En revanche, il attache beaucoup d’importance aux valeurs de l’islam. » Si cette vie spirituelle différente ne semble pas être de nature à exacerber la confrontation entre les deux hommes, pour leurs militants, c’est une autre affaire…
Simone, Nady et Dominique
Beaucoup de proches des deux candidats pensent que leurs épouses respectives entretiennent leur rivalité, en tout cas influent considérablement sur la perception qu’ils ont l’un de l’autre. Chez Gbagbo, le rapport aux femmes est plus complexe. En véritable chef africain, il apprécie la gent féminine, c’est le moins que l’on puisse dire. Aussi doit-il gérer un gynécée souvent au bord de la crise de nerfs, au sein duquel on retrouve deux femmes de caractère, qui ne s’apprécient guère, malheureuses de devoir partager un homme pour lequel elles ne ménagent aucun effort : Simone, la plus politique, épousée en 1989, et Nadiana Bamba, alias Nady, révélée au grand public par un mariage coutumier, en 2001.
La première, 61 ans, est sa camarade de lutte, l’égérie et la numéro deux du FPI. C’est elle qui a tenu la baraque lors de l’exil de Laurent en France et elle est considérée comme la dure du régime. Elle n’est pas bétée, mais abourée, un groupe akan du Sud. Des deux femmes, elle est celle qui a payé le plus lourd tribut pour son engagement. Arrêtée, maltraitée et tabassée en 1992, elle restera discrète sur les sévices subis en prison mais en sortira traumatisée. Elle s’est enfermée dans le parti comme dans une gangue protectrice et se positionne en héritière de son mari, presque son égal. Intellectuellement, les deux s’entendent à merveille, et l’influence de la première dame sur le président est grande. Gbagbo l’admire et en a besoin.
Les deux couples réunis, en décembre 2001, avec le général Robert Gueï (à dr.)
et son épouse (entre ADO et Simone Gbagbo).
© Issouf Sanogo
La seconde « première dame » n’a que 39 ans. Jolie, cette ancienne correspondante d’Africa no 1 est originaire du Nord. Elle a séduit le chef de l’État mais ce n’est pas une amoureuse de quartier, une simple amante. Il l’a épousée, elle lui a donné un enfant. Contrairement à Mazarine Pingeot, la fille cachée de l’ancien président français François Mitterrand, il est reconnu et porte le nom de son père. Elle a également de l’influence, mais pas sur tous les sujets. Les relations entre Simone et Nady n’ont jamais été bonnes. Elles se sont nettement envenimées lors de la campagne du premier tour. Nady devait conquérir le Nord, fief de Ouattara, mais elle n’y est pas parvenue. Cette animosité entre les deux femmes, qui rêvent chacune d’évincer l’autre, oblige le président à une organisation sans faille. Simone règne sur la résidence de Cocody, Nady au palais du Plateau, voire à Yamoussoukro.
Alassane Ouattara n’a pas ce genre de problème. Il a épousé Dominique (57 ans), une Française installée en Côte d’Ivoire, en 1991. Veuve à 30 ans, mère de deux enfants, elle a fait fortune dans l’immobilier. Sa rencontre avec Houphouët, qui lui a confié à l’époque la gestion de son patrimoine immobilier, est déterminante pour ses affaires mais aussi pour sa vie privée, puisque c’est par son entremise qu’elle rencontre son futur époux.
Côté finances, Dominique ne dépend pas de son mari. Son agence AICI gère des biens à Paris, Cannes, Libreville, Ouaga ; elle détient les franchises d’une dizaine de salons de coiffure Dessange aux États-Unis ; etc. Elle est au service de l’ambition d’ADO. C’est un couple soudé, mais pour Gbagbo et ses troupes, elle incarne la « femme fatale », celle qui pousse Ouattara à conquérir le pouvoir. Inutile de préciser que le camp Gbagbo ne se gène pas pour brandir la « preuve Dominique » afin de démontrer que l’adversaire serait le candidat de l’étranger, de la France en particulier. Une épouse blanche, pour nombre d’Ivoiriens, ce n’est pas précisément un atout…
Simone et Dominique se sont fréquentées lors de l’alliance du Front républicain, au milieu des années 1990. Elles étaient amies, les Gbagbo séjournaient dans la résidence des Ouattara à Mougins, sur la Côte d’Azur. Aujourd’hui, les ponts sont coupés. À jamais, en ce qui concerne les femmes. En revanche, en politique, rien n’est jamais définitif.
Le fantôme de Houphouët
Ah, le Vieux et cette satanée succession ! Tout revient au père de l’indépendance. Gbagbo était son pire ennemi, Ouattara sa créature, son unique Premier ministre. Le chef de l’État entretient un rapport compliqué à Houphouët, savant mélange de fascination et de répulsion. Ainsi n’est-il jamais parvenu, au contraire de Simone, à pénétrer dans la chambre que Houphouët occupait dans la résidence de Cocody, expliquant « n’être pas encore prêt ».
Si ADO revendique l’héritage de l’ancien chef de l’État et le pare de toutes les vertus, Gbagbo, antienne anticolonialiste si souvent utilisée, ne voit en lui que l’homme des Français, auxquels il a rendu les clés de la maison Côte d’Ivoire. Il incarne le règne du parti unique contre lequel il s’est battu, mais aussi celui d’un roi qui s’est largement servi dans les caisses du pays pour asseoir son pouvoir. Tout était dû à Houphouët. Gbagbo, lui, n’avait que le combat et l’acharnement pour s’en sortir. Il lui reconnaît toutefois d’avoir développé son pays et ses infrastructures tout en maintenant la paix.
Paradoxalement, Gbagbo restera celui qui aura poursuivi l’œuvre du Vieux et relancé les chantiers pour le transfert de la capitale à Yamoussoukro, allant même jusqu’à lui ériger un mémorial à Abidjan… Enfin, le président se plaît à rappeler que les héritiers de Houphouët, Bédié et Ouattara, se sont battus presque à mort et que, sans lui, ils ne se seraient jamais retrouvés ni pardonné…
Des goûts et des couleurs
En matières de goût personnel, de nourriture, voire d’entourage, on reste aux antipodes. Gbagbo adore les westerns et le jazz, le kédjénou de poulet accompagné de riz (plat typiquement ivoirien), mange parfois avec les doigts, apprécie le gnamankoudji (jus de gingembre), les matchs de football ou de tennis féminin (les femmes, toujours…) à la télé, n’est jamais ponctuel, préfère la nuit aux matinées… Ouattara se détend devant les enquêtes de Colombo, lit The Economist et des essais politiques (d’Obama, de Juppé…), regarde des matchs de la NBA, apprécie la grande gastronomie française, les dîners mondains. Et il est toujours à l’heure.
Seul point commun entre les deux hommes : le ping-pong… Leurs entourages épousent ces différences. Gbagbo aime avoir sa tribu autour de lui, généralement issue de milieux populaires, mais très hétéroclite. Difficile d’ailleurs d’y décerner les vrais confidents des factotums tant l’ensemble peut parfois ressembler à un véritable capharnaüm… Les visages changent souvent, certains anciens compagnons de route du parti ont été éloignés de même que des proches peinent aujourd’hui à garder le contact. Enfin, Gbagbo tutoie facilement.
Autour d’ADO, on rencontre plutôt des golden boys, toujours tirés à quatre épingles. Tout est « carré », organisé, chacun entre dans une case et remplit un rôle bien précis. L’ensemble est plus policé. Les disgrâces n’existent pas ou presque, à moins d’avoir trahi le leader du RDR pour répondre aux sirènes du pouvoir.
Gbagbo et Ouattara, le feu et l’eau, la carpe et le lapin, vont s’affronter au fond des urnes le 28 novembre. L’homme du Sud contre celui du Nord, le chrétien contre le musulman, le socialiste contre le libéral, l’animal politique aux racines profondément africaines contre le chantre d’une Afrique inscrite dans la mondialisation, le villageois contre l’homme du monde, le résistant contre le conquérant…
Avec le PDCI et les Baoulés pour arbitres. Deux hommes, deux styles, deux visions pour une Côte d’Ivoire en apparence schizophrène. C’est à un choix quasi cornélien que se préparent des Ivoiriens avides de tourner la page d’une décennie de crise. Pour le meilleur ou pour le pire ? Seuls Gbagbo et Ouattara détiennent la réponse à cette question.