Maire malgré lui
Si Césaire est pétri de convictions et d'idéaux fortement ancrés dans sa personnalité et sa pensée, l'écrivain entre en politique tout à fait par hasard. A la fin de la guerre, en 1945, le jeune homme de gauche accepte de participer à une liste communiste menée par ses amis pour conquérir la mairie de Fort-de-France. Et contre toute attente (de sa part du moins), la victoire est au rendez-vous. Césaire avouera même avoir été sur le point de démissionner à l'époque, ignorant tout de la gestion d'une commune. Finalement, le poète assume son élection et reste pendant 56 ans premier édile de la capitale de la Martinique. Il quitte son poste de son plein gré en mars 2001. Pendant plus d'un demi-siècle, il faut donc imaginer le poète, artiste auquel on associe plus généralement rêverie, distraction et débauche, s'occuper de tous les menus tracas d'une ville. A son actif la rénovation, avec peu de moyen mais beaucoup de solidarité, d'un quartier insalubre de Fort-de-France (Trénelle). Au sortir de la guerre, la ville ressemble de près à une plaine inondable, souvent inondée d'ailleurs. Pour les Foyalais, c'est leur maire qui a aidé à la transformation de ce lieu hostile en une véritable ville. A la différence d'autres intellectuels, Césaire ne choisit pas dans un acte aristocratique d'être engagé : d'abord l'action, ensuite la poésie car la poésie est action. L'homme n'a ainsi jamais voulu écrire ses 'Mémoires' : une telle entreprise serait l'oeuvre d'un homme qui n'agit plus, or Césaire n'a jamais cessé, même très malade, de se soucier activement de ses concitoyens. L'engagement s'attache à lui comme un laminaire, cette algue qui s'accroche coûte que coûte aux rochers sous-marins des Caraïbes, métaphore qu'il reprendra dans un de ses derniers recueils, 'Moi, laminaire'. "Je ne conçois pas que l'artiste puisse rester un spectateur indifférent, refusant de prendre une option.(…) Etre engagé, cela signifie, pour l'artiste, être inséré dans son contexte social, être la chair du peuple, vivre les problèmes de son pays avec intensité, et en rendre témoignage". (1)
Du particulier à l'universel
Construire, bâtir, édifier, là résidait bien l'obsession du poète et le point commun entre ses vers et ses votes. Revenant ainsi à l'origine première de la poésie : la poieisis, le faire, l'accomplir. A la différence du parcours national d'un Senghor devenu président du Sénégal, Césaire aime recevoir ses concitoyens dans sa mairie, les marier, les rassurer, les écouter. Pourtant, l'auteur des 'Armes miraculeuses' cumule pendant très longtemps destins local et national. L'année suivante de son élection à la mairie de Fort-de-France, le jeune homme devient député et participe activement à faire voter la loi de création des départements d'outre-mer. Paradoxal ? Non, puisque Césaire suit, non sans avoir hésité, les aspirations de ses concitoyens qui demandaient à obtenir les mêmes droits que les Français de la métropole. "En réalité, le pauvre type qui venait s'accrocher à moi pour me demander l'assimilation, pour que la Martinique devienne un département français, ce n'est pas l'assimilation qu'il voulait. Il voulait l'égalité avec les Français. Voilà pourquoi on s'est rabattu sur l'idée de départementalisation, qui ne suppose pas forcément l'assimilation". (2) Là encore, Césaire est cohérent, pour lui le combat qu'il mène au nom de ses origines est un combat qui va du particulier à l'universel. D'où l'importance de son rôle de maire. Quand Césaire découvre la pensée de Hegel : "Ce n'est pas par la négation du singulier que l'on va à l'Universel, mais par l'approfondissement du singulier", il déclare à Senghor : "Tu vois, plus nous serons Nègres, plus nous serons des Hommes".
Une poésie abyssale
Et la première manière de se trouver, de chercher son identité, c'est la poésie, culture par excellence : "C'est tout ce que les hommes ont imaginé pour façonner le monde, pour s'accommoder du monde et pour le rendre digne de l'homme." (3) Car écrire est une autre façon d'affirmer sa négritude, son origine martiniquaise. Quand ce jeune étudiant brillant, né dans une famille modeste de Basse-Pointe en 1913 débarque à Paris à l'âge de 18 ans grâce à une bourse pour intégrer le prestigieux lycée Louis le Grand, il est engoncé dans ses racines. "Je ne me plaisais pas dans cette société étroite, mesquine ; et, aller en France, c'était pour moi un acte de libération." (4) Mais le premier ami qu'il se fait est "un petit homme noir à grosses lunettes épaisses, en blouse grise" (5), un certain Senghor. Tous deux découvrent leur négritude et la négritude, en arrivant de ce côté de l'Atlantique et en se plongeant d'un même geste dans la littérature. En 1934, ils fondent L'étudiant noir, dans lequel apparaît pour la première fois le mot "négritude". Loin d'inciter à un racisme à l'envers, le concept répond aux provocations que subissent les jeunes Antillais. Il claque comme un mouvement d'humeur : "Je suis nègre et après", et résonne comme l'antique et platonicien précepte "Connais-toi toi-même !". Normalien et plus tard agrégé, Césaire commence à écrire en 1935. Sa poésie se comprend comme une recherche de soi-même comme un retour à soi-même : "Il s'agissait de retrouver notre être profond et de l'exprimer par le verbe : c'était forcément une poésie abyssale." (6) Sa première oeuvre poétique s'intitule donc naturellement 'Cahier d'un retour au pays natal', poème en prose mi-autobiographique, mi-manifeste où le poète plonge dans ses racines pour parvenir à l'universalité. Il y affirme : "Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont pas de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir."
Communiquer la colère
A force d'être une manière de se trouver soi-même, sa poésie, complexe et lettrée, pouvait devenir contradictoire avec les idéaux universaux que défendait Césaire. Tous ceux qui se sont plongés un jour dans l'oeuvre de l'ex-député ont dû faire face à un vocabulaire extrêmement riche composé de mots rares, techniques ou de termes propres aux Antilles (comme le champ lexical de la faune et de la flore). Ses vers se caractérisent par des brisures abruptes, une syntaxe torturée par des passages à lignes (en apparence) arbitraires, en somme une poésie en prose héritée de Lautréamont et de Rimbaud. Pourtant, en aucun cas la poésie de Césaire n'est adressée à une élite. Au contraire, le maire de Fort-de-France était même fier d'apprendre que des enfants en Afrique apprenaient ses vers. "En ce qui concerne mon oeuvre, en particulier mon recueil de poèmes 'Cahier d'un retour au pays natal', je dois vous dire que ce qui m'a toujours frappé, c'est que malgré leur caractère de prime abord "ésotérique", mes lecteurs les plus compréhensifs sont des gens du peuple". (7) La plupart du temps sa poésie s'adresse presque directement au lecteur : "quand donc cesseras-tu d'être le jouet sombre / au carnaval des autres / ou dans les champs d'autrui / l'épouvantail désuet" ('Ferrements').
De même il ne faut pas sous-estimer la légèreté de Césaire. L'homme, que tous ceux qui l'ont rencontré ont décrit comme charmant et généreux, ne gardait pas son bon esprit pour l'extralittéraire. Dans un passage du 'Cahier d'un retour au pays natal', il narre sa lâcheté : avoir ri comme les autres devant un Noir dans un tramway dont la Misère a redessiné le visage pour le rendre "comique et laid". Il conclut ainsi ce récit d'un racisme ordinaire avec ironie et non sans violence : "Je réclame pour ma face la louange éclatante du crachat !…" Césaire a toujours tenté de communiquer sa colère avec réserve mais avec un enthousiasme créateur plus que castrateur, à l'image de toutes les anaphores qui fleurissent dans ces vers : figure de style éminemment oratoire, didactique, incantatoire et rythmée. L'auteur de 'Soleil cou coupé' écrit dans les silences de l'action et, pour trouver un juste milieu entre poésie et communication, il commence dans les années 1950 à écrire des essais et du théâtre : quatre pièces qui parlent toutes du même problème : gagner la liberté est une chose, mais après il faut savoir qu'en faire, sur les pas de l''Antigone' de Sophocle. Le théâtre de Césaire se comprend comme toute son oeuvre, un outil de démocratisation. "Pour moi, le théâtre est le moyen de sortir de la contradiction que vous signalez, et de mettre la poésie à la portée des masses, de "donner à voir" comme dirait Eluard. Le théâtre, c'est la mise à la portée du peuple de la poésie. " (p8)
Si la France a connu des écrivains engagés ou révoltés, peu sont ceux qui ont vraiment mis la main à la pâte pour se consacrer à la chose politique en passant par l'épreuve du suffrage de leurs concitoyens. Avec Montaigne ou Victor Hugo auparavant, Aimé Césaire fait partie de ce club très fermé. Mais à l'inverse de ses illustres prédécesseurs, le rayonnement politique du poète martiniquais a dépassé les strictes frontières de l'Hexagone pour rayonner bien au-delà d'intérêts franco-français. Au moment où les Jeux olympiques se dérouleront en Chine, il n'a jamais été aussi vital de (re)lire Césaire : "On s'étonne, on s'indigne. On dit : "comme c'est curieux ! Mais, Bah ! C'est le nazisme, ça passera !" Et on attend, et on espère; et on se tait à soi-même la vérité, que c'est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c'est du nazisme, oui, mais qu'avant d'en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l'a supporté avant de le subir, on l'a absous, on a fermé l'oeil là-dessus, on l'a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l'a cultivé, on en est responsable, et qu'il est sourd, qu'il perce, qu'il goutte, avant de l'engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne." (9
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(1) Propos recueillis par Khalid Chraibi, en avril 1965 à Paris, à l'occasion de la création, au théâtre de l'Odéon de Paris, de 'La Tragédie du Roi Christophe'.
(2) Lire, 2004
(3) Lire, 2004
(4) Magazine littéraire, 1969
(5) Le Monde des Livres, 2006
(6) Magazine littéraire, 1969
(7) Propos recueillis par Khalid Chraibi en avril 1965.
(8) Propos recueillis par Khalid Chraibi en avril 1965.
(9) 'Discours sur le colonialisme' : pour Césaire la colonisation "décivilise" presque davantage le colonisateur que le colonisé.
Mathieu Durand pour Evene.fr - Avril 2008