À examiner la situation il y a seulement trente ans1, il faut bien admettre que la créativité musicale connaît un recul dramatique au Gabon. Inexistante à l’école, elle est réduite dans le contexte familial à la « consommation » de la radio, du magnétophone, de la télé, etc. À l’organologie traditionnelle variée et indivise (xylophone, harpe, sanza, etc.), se sont substitués les instruments importés, véhicules d’une tout autre logique sociale (piano, violon, saxophone, etc.)2. On assiste ainsi à l’émergence d’un élitisme et d’une privatisation qui tranchent avec la vision communautaire de nos sociétés rurales3. Comment remédier à cette dérive, autrement qu’en faisant appel aux mécanismes internes qui naguère garantissaient la vitalité de la musique traditionnelle ? Ils participeraient alors de cette « évolution » propre, de ce développement autocentré dont l’Afrique réclame de longtemps le modèle. C’est dans ce cadre, qu’à la suite de plusieurs observateurs, nous avons choisi d’isoler les concepts de potentialité et de polyvalence4. Ces deux concepts nous ont semblé non seulement à même d’expliciter le fonctionnement de la musique traditionnelle, mais aussi de prouver son adaptabilité à l’environnement contemporain, pluriethnique et multiculturel. Ils peuvent donc être à la base d’une réflexion sur les raisons et les moyens de concevoir une politique de la musique qui soit à la fois accessible à tous et garante de notre originalité culturelle.
2Face à la problématique complexe que représente le développement en Afrique aujourd’hui, que les catalyseurs soient « des institutions ou des acteurs extérieurs [au] milieu » (Olivier de Sardan 1995 : 7), ou qu’ils relèvent de ce « quelque chose dont il faut chercher la réalité dans les populations concernées » (ibid.), il devrait être un préalable admis par tous que le milieu à développer porte en lui-même les germes de la société à accomplir. Concernant la mise en place d’une politique nationale de la musique au Gabon, il importe dès lors de se référer aux savoirs et principes dont nos sociétés actuelles sont les héritières. Dans ce sens, deux concepts nous ont semblé se détacher et constituer par leurs interrelations le foyer par excellence de créativité et de renouvellement de la musique traditionnelle. Ce sont la polyvalence et la potentialité. Nous devons donc les examiner et les approfondir, de façon à les convertir aux besoins d’une nation moderne, forte de ses divers patrimoines mais ouverte au dialogue des cultures.
3Envisagée du point de vue de la totalité5 qui caractérise la majorité des cultures traditionnelles, la polyvalence peut être définie comme la propriété qu’ont la plupart des instruments de musique de se dédoubler et de se prêter à des utilisations diverses. Ils ne sont presque jamais exclusivement des instruments de musique mais se prêtent à d’autres emplois, domestiques ou didactiques. Ainsi en va-t-il du nkul, tambour à fente des Fang, qui peut servir d’émetteur de messages entre des villages éloignés ou de support pédagogique pour l’acquisition de la langue, en même temps qu’il intervient comme principal instrument mélodico-rythmique lors de danses aussi bien publiques (bia, nlup, akoma mba, etc.)6 que secrètes (melan, mekom).
- 5 Il faut entendre par totalité, une logique de globalité, une vision unitaire du monde qui fusionne (...)
- 6 La plupart des instruments ou des activités musicales cités dans cet exposé seront donnés en langue (...)
4De même, il est reconnu que l’arc musical beigne, instrument majeur des rituels du bwiti, servait naguère et sert encore dans certaines régions à l’accompagnement de récits courts ou à la structuration d’un système de devinettes qui occasionne une classification souvent duelle et antagoniste du monde. De fait, reconnaît Sylvie Le Bomin (2004 : 114) : « Chez les Téké, il peut être joué en soliste, mais son utilisation la plus courante est celle d’accompagnement des récits de contes (a-sami) lors des veillées. »
Tambour-marmite ou sanza avec une bassine pour résonateur
5Pour de tels instruments, la polyvalence va jusqu’à fusionner les différentes attributions au sein d’une même activité. Ainsi le nkul ou les xylophones mendzang meyekaba assureront dans le cours de la danse l’accompagnement mélodico-rythmique tout en transmettant aux danseurs les instructions qui leur permettront de développer leur chorégraphie.
6Mais ce principe de polyvalence est particulièrement manifeste lorsqu’il touche des objets dont la vocation première n’est pas musicale, en particulier les ustensiles qui habitent le quotidien des femmes, centré sur la satisfaction des besoins domestiques élémentaires (calebasse, pilon, mortier, bassine, marmite, etc.).
7Sylvie Le Bomin (Le Bomin & Bikoma 2005 : 32) observe que ses informateurs myènè pouvaient remplacer l’obaka originel, une poutrelle de bois dur dont chaque extrémité repose dans l’épaisseur de deux troncs d’arbre, par un simple tabouret de bois, s’évitant ainsi un transport incommode ou profanateur : « Les Myènè du xxie siècle, et peut-être ceux même d’avant, pallient cet inconvénient en réalisant cette partie sur un petit tabouret en bois, comme ceux dont les femmes disposent en nombre dans leur cuisine. »
8De tels ustensiles, une fois leur potentialité musicale avivée, peuvent transformer leur activité usuelle en véritables concerts de musique, impromptus ou ordonnancés. Herbert Pepper (1976 : 87), qui fait état de « conversations entre mortiers de femmes sérère du Sénégal », n’a pas manqué d’observer que dans le Woleu-Ntem (Nord-Gabon), par exemple, les séances collectives de pilage trouvent leur homologue dans une forme de jeu collectif appelé ntoum ngone où deux camps se défient en chantant sur une pulsation obtenue par la percussion de pilons frappés au sol. De même, il a reconnu la portée musicale des séances d’assèchement collective d’une rivière au cours desquelles les femmes armées de bassines vident « en musique » un cours d’eau circonscrit par un barrage.
- 7 Voir également Georges Simenon (2003 : 133-134).
9Mais il n’est besoin d’être un « expert » pour reconnaître cette capacité de la musique africaine à ordonner l’effort, à sublimer la douleur et à transcender la fatigue. La littérature « coloniale » abonde en tableaux de pagayeurs, où la musique et l’effort musculaire fusionnent au point de ne plus faire qu’un. André Gide (1927 : 21-22), entre autres, saura traduire la parfaite adéquation entre l’activité des pagayeurs et la musique qu’ils produisent7 :
« Mayouba. — Lyrisme des pagayeurs, au dangereux franchissement de la barre. Les couplets et les refrains de leur chant rythmé se chevauchent. À chaque enfoncement dans le flot, la tige de la pagaie prend appui sur la cuisse nue. Beauté sauvage de ce chant semi-triste ; allégresse musculaire ; enthousiasme farouche. »
- 8 Sylvie Le Bomin (2004 : 115) confirme la vitalité du « tambour d’eau » et apporte une idée de ses « (...)
10Si ce n’est au moyen de pagaies ou de bassines, ce sont les mains elles-mêmes qui percuteront la surface de l’eau à l’occasion de baignades ou de parties de pêche. Pierre Sallée (1988 : 172) établira la dimension musicale du jeu aquatique mekut pratiqué par les enfants et les femmes8 :
« Le battement des mains — “instrument primordial” — peut comme c’est le cas d’un jeu musical des femmes d’Afrique équatoriale s’exercer dans l’eau : ce jeu consiste à plonger alternativement les deux bras dans l’eau d’un barrage de pêche ou d’un endroit de baignade de manière que se forme une poche d’air dans laquelle s’établit la résonance de la percussion de la paume de la main mise en creux pour attaquer la surface ; un rythme de timbres variés s’établit ainsi [...]. »
11La surface de la rivière est donc assimilable à la surface d’un tambour, à moins que la rivière tout entière ne soit un tambour que le pagayeur-tambourinaire percute de son aviron. Élargissant à l’extrême cette vision intégrale, Herbert Pepper (1976 : 86) en vient même à neutraliser les frontières matérielles, physiques, en postulant une véritable homologie entre les plans et les dimensions, chaque composante d’une dimension ayant son équivalent dans une dimension symétrique.
- 9 On peut certes contester la dimension « passionnelle » de l’hypothèse, mais ce qu’il faut reconnaît (...)
« Quand l’oralien fait usage de ses moyens naturels, il s’exprime à l’aide de sa bouche, ses mains, ses membres [...], organes divers d’aspects, bien qu’anatomiquement assemblés en un seul corps. Les signes émis par ces organes ne seraient-ils pas une illustration du physique même de ces organes, divers d’aspect comme la parole, le chant, le geste, mais aussi globalement unis »9.
12De telles correspondances pour ainsi dire « organiques » autorisent alors des rapprochements ou des assimilations entre objets et faits qui peuvent passer aux yeux du profane pour des tournures d’esprit, des formules métaphoriques, alors que dans la pensée de l’Oralien, il s’agit de vérités objectives et vérifiables :
« Ainsi les instruments parlent-ils ; et il y a là bien plus qu’une métaphore, car si leur langage est avant tout esthétique, les formules musicales qu’ils sont chargés d’émettre entretiennent avec la langue des rapports plus ou moins explicites [...] » (Sallée 1988 : 176).
13Ce n’est donc pas un hasard ou un abus si la harpe ngombi, instrument emblématique du bwiti, est désignée comme une pirogue, susceptible de mener l’initié de l’autre côté du fleuve de la vie, et si tout l’art du musicien est assimilable à la dextérité du passeur :
- 10 Dans une communication donnée à l’occasion du 1er Festival international des Musiques à Cordes, qui (...)
« Il y a dans cette métaphore de la pirogue peut-être plus qu’une simple image poétique ; dans l’ésotérisme du bwiti, la harpe peut-être assimilée à la “pirogue de vie” que l’on voit d’ailleurs sculptée à l’extrémité de la poutre maîtresse qui soutient le toit de la maison commune où ont lieu les cérémonies. C’est dans cette pirogue que l’être humain arrive au “débarcadère du Monde” » (Sallée 1985 : 218)10.
14On atteint ainsi à l’extension maximale de la polyvalence en milieu traditionnel, celle qui annihile toute frontière matérielle pour ne considérer que le principe, la substance spirituelle des choses, susceptible de se métamorphoser en fonction des circonstances et des perspectives. C’est ce qui expliquerait la dimension profondément cultuelle de la vie traditionnelle et la difficulté à isoler, au quotidien, le sacré du profane, le spirituel du matériel, la vie de la mort, etc.
15Un corollaire immédiat à la polyvalence est la potentialité musicale, c’est-à-dire l’aptitude que possède tout objet à produire de la musique. Tout objet, toute matière, dès lors qu’ils sont virtuellement porteurs de parole sont des instruments de musique en puissance11.
- 11 Cette potentialité musicale inhérente à tout objet a été de longtemps observée. En témoigne cet exe (...)
16Le plus immédiat de ces instruments virtuels est évidemment le corps, « instrument primordial » par sa proximité et par la maîtrise que nous en avons. Que ce soit en percussion (battement des mains et des pieds), en caisse de résonance (arc musical), ou en émetteur de sons (voix, souffle, gémissements, soupirs, clics, etc.), le corps constitue pour le musicien traditionnel un laboratoire d’expérimentations musicales que les instruments proprement dits ne font souvent que transposer ou prolonger. Ainsi, pour Pierre Sallée (1988 : 173) : « L’instrument de musique africain mène du corps qu’il prolonge, aux outils de culture les plus complexes auxquels l’art plastique donnera parfois l’apparence de statues parlantes. »
17C’est dire que la potentialité concernera toute matière ou matériau susceptible de figurer le corps, de se substituer à lui ou de le transposer. Ainsi une simple motte de terre pourra constituer la base d’un tambour, alors que la surface d’une rivière (mekut) en sera le sommet. De même, le mur en écorce d’une case pourra servir de cithare, à défaut d’une simple branche de palmier-raphia posée sur le sol (anguru).
Cithare sur mur de raphia (anguru)
18Cette tendance à la potentialité est particulièrement à l’œuvre dans les instruments aux supports amovibles et éphémères qui constituent une proportion considérable de l’organologie traditionnelle. Des instruments comme le xylophone soutenu mendzang me biang ou même le nkul se jouent sur des troncs de bananiers qui sont abandonnés après usage. Par ailleurs, de nombreux instruments sont conçus à partir de matériaux directement empruntés à la nature et voués à la disparition. C’est le cas de nombreux tambours et arcs de terre, qui utilisent un trou ménagé dans la terre en guise de caisse de résonance.
19On perçoit d’emblée tout le lien de la musique avec son environnement immédiat et l’importance de ce lien dans la perspective d’une politique nationale de la musique. La potentialité s’exercera de préférence sur un matériel accessible, facilement disponible, sinon d’usage libre. Celui qu’offre la forêt toute proche, riche d’essences diverses, ou même le rebut quotidien accumulé dans les décharges. On fabriquera ainsi des mirlitons avec un bout de roseau fermé par une pellicule de cocon d’araignée. On constituera des ensembles de percussion avec des coquilles d’escargots entrechoquées, frottées (mekueign), ou percutées avec des noix sèches de palmes (mbang). De même, on se suffira d’une poutrelle de bois pour obtenir un des partenaires essentiels de la harpe ngombi, l’obaka.
Tringle de bois, obaka, utilisée en accompagnement de la harpe
20Plus loin même, une plaque de bambou attachée à une ficelle constituera un rhombe alors que le voyageur pourra broder son chant sur le halètement du chien qui lui ouvre la voie, etc.
Rhombe
21L’exploitation de la potentialité correspond donc à une logique consciente ou non d’optimisation des moyens et des acquis. Dans une société « où la planification sociale intervient avec une telle netteté » (Balandier 1957 : 34), la potentialité musicale s’applique de façon à réduire le gaspillage ou la déperdition. La corne de l’antilope tuée donnera la corne etsiga des veillées de bwiti, alors que la peau une fois traitée servira pour la confection du tambour vertical mbè.
22On l’a vu, les coquilles d’escargots et les noix de palme sont à la base de techniques de percussion très ingénieuses. Les sonnailles, hochets et grelots, sont composés pour l’essentiel de matériaux divers puisés à différentes sources : graines de fruits, morceaux de fer, tiges de raphia, petits cailloux, boîtes de conserve ou bouchons de bouteilles, etc.
Sonnailles en boîtes de conserve
23La référence à des matériaux usagés introduit un autre apport majeur de la polyvalence et de la potentialité, la capacité d’adaptation et de renouvellement qu’elles fournissent à la musique traditionnelle. Elle explique le génie de certains musiciens à introduire de nouveaux matériaux et la liberté qu’ils manifestent à emprunter de nouveaux instruments.
- 12 Les batteurs fang utilisent de plus en plus des fûts usagés en guise de tambour d’appoint alors qu’ (...)
24Souvent, notamment en milieu urbain, on pallie la pénurie de matériaux traditionnels en employant des ustensiles, outils et récipients divers pour faire ici une caisse de vièle, là un hochet, ailleurs une paire de cuillères entrechoquées. L’exemple le plus spectaculaire étant peut-être l’utilisation savante des bidons percutés12 dans les steels bands de Trinidad (Dournon 1996 : 29).
25De même, cette logique de substitution permet de mettre en lumière un travail de « récupération » au sens moderne, qui était déjà à l’œuvre dans l’ingéniosité traditionnelle. C’est ainsi que des bouteilles usagées en verre peuvent devenir des bouteilles flûtées, alors que des verres « jetables » en plastique se prêtent au froissement.
Orchestre de bouteilles flûtées
26Prenons un tuyau en accordéon, c’est un excellent rhombe quand on lui fait faire des tourniquets. Quant aux bidons et autres boîtes de conserve, les enfants en ont fait les activateurs de leur création.
Bonbonne de gaz utilisée comme tambour
- 13 On pourrait aller plus loin dans l’examen scientifique et détailler, par exemple, les mécanismes de (...)
- 14 À pousser davantage l’analyse, ce n’est pas tant l’intensité de la pratique musicale qui pose probl (...)
27La polyvalence et la potentialité musicales témoignent ainsi du dynamisme intrinsèque de la musique traditionnelle et de sa capacité à s’adapter à de nouvelles conditions extérieures13. À l’inverse, la société gabonaise contemporaine manifeste une présence accessoire de la musique et une forte dépendance vis-à-vis des savoirs et des technologies importés14. Lorsque l’on évalue la perte que pourrait occasionner cette dépendance en matière de culture ou d’économie, lorsque l’on connaît l’importance de la musique en matière d’intégration sociale ou d’accomplissement de la personnalité, l’on est en droit de se demander s’il ne serait pas judicieux de retourner aux mécanismes fondamentaux de la musique traditionnelle que sont la potentialité ou la polyvalence. Ne portent-ils pas en eux les germes d’une politique musicale qui soit à la fois originale, accessible au plus grand nombre et disposée à la rencontre des cultures ?
28Il est possible de déduire de notre argumentation ci-dessus exposée des axes majeurs d’une politique de la musique au Gabon. Bien que ces axes soient nombreux et de natures différentes, nous en avons retenu trois, choisis pour leur caractère « concret » et aisément réalisable : programme d’animation scolaire, création d’un artisanat utilitaire et valorisation de l’environnement. Nous ne faisons qu’en tracer les lignes : ces propositions pourraient être reprises et développées dans un autre cadre par l’auteur ou par tout autre continuateur.
29Il est curieux en effet qu’un pays comme le Gabon reste assujetti théoriquement au programme français en matière d’enseignement musical, alors que la majorité des établissements primaires et secondaires ne parvient pas à assurer cet enseignement. Les raisons émises par les pédagogues sont invariablement les mêmes : défaut de structures adéquates, de formateurs qualifiés et d’instruments de qualité... Certes, comment doter l’ensemble des établissements du pays, chaque classe de brousse à l’effectif pléthorique et fluctuant, de flûtes traversières, de guitares espagnoles, de pianos, sinon de simples orgues électroniques ? La réponse est forcément ailleurs et relève d’une acceptation de l’existant en matière de musique. Il est possible de pallier les carences relevées plus haut en tirant partie du patrimoine légué par la tradition orale. Pour l’insertion de nos musiques traditionnelles dans les écoles, point n’est besoin de spécialistes hautement qualifiés, on pourrait se contenter, à l’occasion, de quelques intervenants extérieurs. Les enseignants peuvent eux-mêmes maîtriser les techniques rudimentaires et les transmettre aux élèves. Il faut envisager à la longue (ou dans l’immédiat) la confection de petits manuels qui présenteront de façon analytique la fabrication des instruments, leur conformation, leur fonction dans la culture ainsi que les techniques élémentaires de jeu.
30Les bénéfices d’une telle option sont de différents ordres. D’un point de vue économique, le recours aux savoirs traditionnels constitue l’objection directe à l’argument budgétaire qui a toujours contrarié la mise en œuvre d’une politique nationale de la musique. Plus de problème de coût, d’accessibilité (acheminement depuis l’Europe), de médiation (vendeur, fournisseur), plus de problème d’entretien. Un piano droit de qualité moyenne, par exemple, impose à lui seul un environnement climatisé, une rubrique d’entretien et d’accordage, un service de sécurité, etc. À l’inverse, un caisson en bois ou un jeu de bouteilles flûtées ne demandent que l’effort de les ramasser et de les nettoyer...
- 15 Le fait de chercher des solutions « politiques » à la crise de la pratique musicale au Gabon, n’imp (...)
31Le recours à l’inventivité traditionnelle rend l’élève (sinon la structure scolaire) autonome, et simultanément, en fait un créateur, un producteur autosuffisant et pas un simple consommateur inféodé au diktat des modes et des spéculations. En exerçant sa potentialité, l’élève met en œuvre sa créativité, ses capacités d’adaptation et ses facultés d’imagination. Dès lors, sa perception de l’existence se transforme. Il se sent plus responsable de son présent et de son devenir, dans la mesure où il en (re)devient le principal agent/acteur. C’est, sur un plan individuel, la démarche à suivre à l’échelle nationale (sinon continentale) pour éviter les pièges d’une mondialisation agressive, aux rapports de force disproportionnés. Se définir soi-même comme créateur et producteur, c’est éviter les dépendances technologique, matérielle et idéologique qui favorisent la pauvreté et la mendicité. Il est remarquable aujourd’hui que dans les concessions librevilloises, la musique soit issue de transistors ou de chaînes hi-fi, alors qu’un incontestable potentiel sommeille en chaque habitant. Faute de l’actualiser, en l’absence de « piles » ou de « courant », la torpeur s’installe et les cœurs nourrissent l’aigreur15.
32Ainsi, la potentialité musicale représente une source de partage communautaire indiscutable. Les musiques occidentales fondées sur le classicisme favorisent la privatisation, la confiscation, l’élitisme. Quelles que soient les dénégations apportées, un instrument comme le piano reste l’apanage d’une certaine catégorie sociale et la musique, surtout la « grande » musique, s’expose — se « vend » — dans des alcôves privées, interdites aux non-initiés, c’est-à-dire aux pauvres : « L’Occident a choisi de séparer la création sonore du corps, d’enfermer la musique dans un espace particulier, comme le théâtre, de mettre le public à l’écart et silencieux [...]. L’huis clos du concert a concentré le talent et le génie » (Duvignaud 1999 : 12).
33Avec la logique de la potentialité, exit le huis-clos, exit l’exclusivité. Du moment que chacun est capable de saisir un objet et de le contraindre à sa fantaisie, chacun est dépositaire de la musique, chacun en est le bénéficiaire. La musique traditionnelle, en tant que potentiel, échappe ainsi à la perversion de l’élitisme qui guette les professionnels « modernes » de la musique (concertiste, luthier) et qui participe d’une logique de fracture sociale et du mercantilisme.
34Entraînées bien malgré elles dans le « serrage » de la « modernité », les sociétés africaines doivent affronter à armes inégales des crises similaires à celles de leurs consœurs occidentales. Face à des fléaux inédits comme l’inemploi, le non logement, le chômage, l’exclusion sociale, la pollution, etc., les Africains n’ont souvent d’autres recours que de s’inspirer des Occidentaux, héritiers pour ainsi dire naturels de ces dérives sociales. Dans le meilleur des cas, ils s’efforceront de prendre en compte ce que leur situation a de spécifique, au point même d’en apporter des « modèles » de solution.
35Ainsi, la musique traditionnelle peut contribuer à la mise en place d’un artisanat spécialisé, préalable à la constitution de petites et moyennes entreprises ou de véritables communautés artisanales. Indépendamment des conditions juridiques et financières qui fondent de telles structures, il nous faut souligner l’impact multiple de cet artisanat, autant pour la sauvegarde/conservation des savoirs ancestraux que pour la réinsertion sociale de certaines catégories marginalisées (enfants de la rue, détenus, etc.), ou encore pour la lutte contre l’inemploi et la précarité.
36À l’image de ce qui existe dans certains pays d’Extrême-Orient (Laos), ou de ce qui existe déjà au Gabon dans certains secteurs (artisanat utilitaire ou décoratif), il est possible de systématiser et de perfectionner l’artisanat musical sans tomber dans le mercantilisme. Au contraire, de par les différents savoirs qu’il associe (sculpture, botanique, pédagogie, sociologie, musique, littérature, etc.), cet artisanat s’affirme comme le lieu d’une double éducation intellectuelle et morale sans laquelle toute politique de développement ou toute politique sociale serait vaine. Fabriquer un instrument de musique, ce n’est pas reproduire une technologie mécanique, mais c’est d’abord traduire des savoirs multiples qui vont du choix symbolique et pratique des matériaux jusqu’à la conscience du rôle social de l’instrument fabriqué. C’est donc le lieu d’une affirmation de soi, de nos talents et prérogatives, qui coïncide avec l’acquisition d’un sentiment de responsabilité vis-à-vis de ce qui nous est extérieur, aussi bien la conscience d’autrui que celle de notre environnement immédiat.
37De fait, la création d’un artisanat musical spécifique, va de pair avec la redécouverte et la réhabilitation de notre environnement naturel. Qu’importe si en cela nous rejoignons les pensées écologique ou alter-mondialiste les plus caricaturales, du moment qu’elles se fondent sur des évidences partagées. En effet, une des lois les plus manifestes de la nature humaine est la loi dite de l’économie des moyens, selon laquelle toute personne rechigne à chercher au loin ce qui est à portée de main. Dans ce sens, une politique harmonieuse de la culture au Gabon ne peut se priver de la richesse que lui offre son terreau naturel. La forêt, par exemple, avec ses nombreuses essences, ses nombreuses espèces animales et ses richesses minérales, constitue une banque inépuisable pour l’artisan avisé. Le retour aux savoirs traditionnels est forcément l’occasion d’une redécouverte de ce milieu originel et le fondement d’une politique de développement durable. Fabriquer des instruments à partir des matériaux naturels, c’est renouer avec une philosophie vitaliste du monde qui induit la préservation des essences naturelles, mais c’est aussi se garantir d’une autonomie appréciable sur le plan économique. En effet, privilégier la technologie traditionnelle reviendrait à réduire considérablement les coûts en matériaux bruts ou en produits manufacturés. Encore une fois, quel besoin de généraliser la pratique du piano alors qu’une sanza de bambou ferait parfaitement l’affaire ?
38De même, sans forcément cautionner les politiques industrielles de pollution et de déjection, ni souscrire à la mode furieuse de la récupération, il est possible d’adapter le génie musical à la réalité synthétique et désincarnée qui menace les cités modernes. L’ingéniosité traditionnelle peut contribuer à un recyclage ou à une vitalisation des déchets en leur conférant une portée musicale inédite. On l’a vu jadis avec les bouteilles flûtées, on le voit aujourd’hui avec l’utilisation de tuyaux plastiques pour la fabrication de rhombes ou même de flûtes sans trou ! Ce pourrait être l’occasion d’exporter de tels savoirs et de rendre à l’Europe ce « complément d’âme » qu’elle dit avoir prêtée à l’Afrique. Dans le monde des hlm, des cités-dortoirs, des mégapoles futuristes, ce pourrait être un acte de vie que de faire chanter le polystyrène et de faire entendre à travers l’asphalte l’ancien bruissement des feuilles sur les branches.
39Bruno Karsenti (1994 : 120), l’un des plus récents lecteurs de Marcel Mauss, résume ainsi la pensée du « Maître » :
« [...] si le détour est nécessaire pour saisir le don en tant qu’atmosphère dans laquelle nous baignons sans nous en apercevoir, c’est non seulement qu’il y a un oubli du don, mais que cet oubli même revêt une fonction essentielle : il est la marque de la logique symbolique que le don met en œuvre, logique [...] proprement inconsciente, non pas simplement au sens où elle est voilée, mais au sens où son voilement est la condition même de son effectivité. »
40On ne saurait mieux traduire la manière dont l’Europe conçoit les rapports qu’elle entretient avec son passé, ni mieux exprimer la séparation radicale entre l’oralité africaine et la modernité occidentale. Si cette dernière a choisi de vivre le passé sous le mode de l’atavisme, l’Afrique, elle, postule la coexistence, voire la coïncidence, des deux univers, « les morts ne sont pas morts » affirme le poète. Pour l’Africain, envisager l’archaïque comme un « passé toujours réactivé, strate fondamentale de la socialité dont l’oubli est paradoxalement nécessaire au fonctionnement présent » (Karsenti 1994 : 120), c’est se priver non seulement d’une vérité métaphysique fondamentale mais aussi d’une clé essentielle pour son développement.
41En effet, l’Afrique ne peut se départir d’une conscience active de son passé dans la mesure où ce dernier lui fournit les références dont elle a besoin pour se construire. La musique africaine en Afrique ne pourra retrouver ses vertus, son dynamisme et son caractère indivis que si elle renoue avec les mécanismes fondamentaux de son fonctionnement ancien, en l’occurrence la polyvalence et la potentialité. Et la tâche particulière de rendre ce passé vivant incombe à une nouvelle musicologie africaine, active, dynamique et non plus simplement muséographique, conformément aux vœux du regretté Cheikh Anta Diop (1982 : 9) : « Les intellectuels doivent étudier le passé non pour s’y complaire, mais pour y puiser des leçons ou s’en écarter en connaissance de cause si cela est nécessaire. Seule une véritable connaissance du passé peut entretenir dans la conscience le sentiment d’une continuité historique, indispensable à la consolidation d’un État multinational. »
Source: Ludovic Obiang, « « Faire musique de tout bois »L’inventivité traditionnelle comme fondement d’une politique nationale de la musique au Gabon », Cahiers d'études africaines [Online], 191 | 2008, Online since 20 September 2011, connection on 13 December 2011. URL : http://etudesafricaines.revues.org/12412