« une galette aux deux faces braisées... »
Allah n’est pas obligé, p. 10
Les romans de Kourouma semblent projeter au premier plan la question des pouvoirs, et laisser un peu dans l’ombre celle des savoirs, rarement envisagée séparément. En fait, ils démontent avec brio les liens inextricables entre savoirs et pouvoirs et font du brouillage des savoirs, indissociable des troubles du langage, un enjeu essentiel.
« Analphabète comme la queue d’un âne »
Dans le monde du premier roman, Les Soleils des indépendances 1, qui est surtout le monde de Fama, le savoir n’est pas une entité distincte, mais une sorte de matière dans laquelle on baigne. Collectif, traditionnel et imprégné d’Islam, il est condensé
dans les proverbes que Fama « happe et écrase» (p. 13), dans son monologue intérieur autant que dans ses paroles. C’est un savoir catégorique, qui affirme et ne doute pas, mais très souple aussi de par sa forme allégorique. C’est surtout un savoir pragmatique lié à l’expérience. Les circonstances graves exigent le recours aux « spécialistes », griot ou féticheur. L’histoire, sauvegardée et transmise par le griot, sert à « interpréter les choses, faire l’exégèse des dires afin de trouver sa
propre destinée» (p. 99). Le savoir transcendant du féticheur, qui a accès au monde des ancêtres et des esprits, et sait déchiffrer les signes, est indispensable pour interpréter les rêves, préparer un voyage, prendre les grandes décisions.
Sous les soleils des indépendances, cependant, ces deux détenteurs des savoirs traditionnels sont voués à une proche disparition et n’ont pas de successeurs : « Avant longtemps, le Horodougou ne connaîtrait pas un homme du savoir de Balla ! ». (p. 188) À la place de ce savoir traditionnel intégré à la vie, qu’il a ignoré
ou méprisé, le colonisateur a imposé un savoir, abstrait et théorique, indissociable de l’écriture, réservé à ceux qui « connaissent papier ». Ignoré de Fama, « analphabète comme la queue d’un âne » (p. 23), pour qui il est une des formes de la « bâtardise », « étrangère au
Horodougou, envoyée par le diable» (p. 137), il est peu présent dans Les Soleils, sauf par quelques allusions aux « étudiants et intellectuels » qui, au Nikinaï, viennent « dire de chasser les Français » (p. 89) ou au ministre Nakou, l’un de « ces jeunes diplômés de Paris» (p. 169) « ces jeunes gens [...] qui ne pensent plus comme des nègre»s (p. 172). Or c’est aux mains de ces diplômés qu’est passé l’essentiel du pouvoir. Au moment de la distribution, Fama s’est vu « oublié et jeté
aux orties » (p. 22). Car, il doit en convenir, pour « les postes de ministres, de députés, d’ambassadeurs [...] lire et écrire n’est pas aussi
futile que des bagues pour un lépreux» (pp. 22-23). Les Soleils des indépendances dressent le constat d’une fracture profonde du savoir, tout en restant, avec le héros, d’un seul côté. Le parti pris monologique et l’enfermement dans l’unique point de vue de Fama, réduisent cependant le conflit à une opposition trop simple.
Car le point de vue représenté est celui d’une vieille garde tournée vers le passé qui ne peut que déplorer le déclin de son savoir dans un monde « terrible, changeant, incompréhensible » (p. 103), un monde « renversé » (p. 105). Mais le personnage ne peut se confondre avec l’auteur et le monologue intérieur de Fama est contesté par le discours du roman, genre importé et écrit en français. Ce discours
implique un auteur et un narrateur passés, eux, de l’autre côté, même s’ils choisissent de laisser s’exprimer le chant du cygne d’un vieux féodal déchu, témoin du crépuscule d’un savoir qui se perd, sans intervenir autrement que par leur présence implicite et sans prendre de position.
« Entretenir une certaine incompréhension »
Roman historique, Monnè, outrages et défis 2 éclaire les origines de cette fracture mais surtout figure dans son énonciation même, la perplexité qu’elle engendre en multipliant et en brouillant les voix narratrices et les consciences. Djigui, roi centenaire pétri, comme Fama, de certitudes traditionnelles a lui aussi la bouche pleine de proverbes. Il appartient au Soba d’avant l’arrivée des Blancs, décrit
utopiquement comme un « monde clos [...] à l’abri de toute idée et croyance nouvelles » (p. 20), où le savoir traditionnel était encore homogène : « C’était une société arrêtée. Les sorciers, les marabouts, les griots, les sages, tous les intellectuels croyaient que le monde était définitivement achevé et ils le disaient. C’était une société castée et esclavagiste dans laquelle chacun avait, de la naissance à la mort, son rang, sa place [...] La religion [...] donnait des explications satisfaisantes à toutes les graves questions que les habitants pouvaient se poser et les gens n’allaient pas au-delà de ce que les marabouts, les sorciers, les devins et les féticheurs affirmaient : la communauté entière croyait à ses mensonges. [...] chacun croyait comprendre, savait attribuer un nom à chaque chose, croyait donc posséder le monde, le maîtriser. C’était beaucoup ». (p. 20)
Le centenaire affiche lui aussi vis-à-vis du savoir occidental une ignorance méprisante dont témoigne le récit savoureux de ses essais (imposés) d’apprentissage du français (pp. 231-232), soldés pas un
échec retentissant. Mais le narrateur sape, par une dénégation, ces apparences trompeuses : « On a dit que tout cela ne fut que ruse»(p. 232). Djigui, vieux roi malin, qui « comprenait, en plus du malinké, le sénoufo et le peul», manipule ses vainqueurs et fait de la résistance à sa manière : « maintenir un interprète entre le Blanc et lui [...] c’est entretenir une certaine incompréhension » (p. 232).
La supériorité que l’écriture confère au savoir occidental se voit relativisée : Djigui a accès au Livre grâce à une femme lettrée, Moussokoro, sa « préférée», qu’il interroge régulièrement « sur la conformité de ses décisions avec les préceptes du Coran». Elle a réussi « l’examen de récitation du Livre » (p. 131) et lit le Coran (p. 150), faisant mentir l’image d’une Afrique « sans écriture » 3 peuplée de
femmes ignorantes. Le monologue, dominant dans Les Soleils, est remplacé dans ce
roman dialogique par un concert de voix diverses et souvent discordantes. La voix de Djigui, porte-parole des traditions et de l’expérience, interprète assuré des signes du monde, est souvent atteinte par le doute. La voix du griot rassure mais participe au mensonge généralisé en « inventant » l’histoire officielle (p. 190). La voix du « sicaire » dévoile les dessous du pouvoir (p. 177). La voix de l’interprète, unique passeur entre les deux savoirs, tente d’accommoder des connaissances occidentales rudimentaires à la sauce malinké, non sans moult distorsions. « Nous », voix collective du peuple de Soba, gavé de mensonges contradictoires, ne sait plus à
quel saint se vouer. Le seul savoir qui lui reste, c’est l’amer constat
d’une frustration : « Ce furent les autres, ceux qui se résignèrent et épousèrent les
mensonges [...] qui l’emportèrent, et c’est eux qui parlent, c’est eux qui
existent et gouvernent avec le parti unique. On appelle cela la paix, la
sagesse et la stabilité». (p. 285).Mais se manifeste aussi fréquemment dans Monnè un « surnarrateur » Grâce à sa maîtrise de la langue française écrite et d’un savoir analytique (historien ? ethnologue ?), il use de sa position
externe et dominante pour semer le doute par de perpétuelles dénégations.
Le bruissement des voix multiples rend perceptibles brouillage des savoirs et trouble des consciences. Du savoir occidental n’est transmis à ceux de Soba qu’une caricature. Les savoirs anciens, fortement ébranlés, semblent bien fragiles. Et l’expérience n’enseigne que méfiance et scepticisme.
Un « gros primaire » et un demi-habile
En attendant le vote des bêtes sauvages 4 poursuit l’exploration du brouillage et de la fracture des savoirs abordés cette fois sous l’angle nostalgique d’un savoir initiatique qui se voulait total. Le maître-chasseur Sakouna enseigne la technique de la chasse, mais aussi « les rites, les mythes, l’idéologie et l’organisation de la confrérie des chasseurs malinkés et sénoufos, le donso-ton» (p. 293) : résistance à l’oppression, lutte contre l’esclavage, égalité et fraternité. Admirable savoir-vivre que célèbre le texte : « Tout ce qu’il y a de grand et de noble dans le monde de culture malinké, bambara, voltaïque, sénégalaise, nigérienne, sénoufo a été sécrété par la confrérie des chasseurs. La musique Malinké, la divine musique du Mandingue [...] l’art [...] Toutes les révolutions, toutes les luttes pour la liberté ». (p. 296) Récitants et acteurs principaux, comme Koyaga, sont des initiés. Mais le donsomana , chant expiatoire, est aussi une méditation
mélancolique sur ce savoir dégradé. Car la « franc-maçonnerie » des chasseurs, toujours très vivante, collabore activement avec un pouvoir radicalement perverti. Le mal ne vient plus seulement d’une contamination par le savoir occidental : Koyaga « lisait péniblement,
écrivait difficilement : il restait un gros primaire » (p. 96). Les diplômes sont devenus dérisoires sous l’empire de la force brute. Au cours des guerres coloniales, Koyaga a appris de l’Occident le
maniement des armes modernes, bien plus efficaces que les arcs des hommes nus. Utilisé comme mercenaire dans des guerres absurdes, il a aussi appris le cynisme et le mépris de la vie, en contradiction avec « l’idéologie » des chasseurs : « La seule chose que le maître-chasseur
savait faire et bien faire, c’était tuer » (p. 96). La fracture a pris une forme tragique. Dans le cercle du donsomana , à côté du dictateur siège Maclédio, « Ministre de l’Orientation » (p. 9), éminence grise. Maclédio occupe la place, discrète, mais indispensable, du savoir occidental collaborant avec le pouvoir dictatorial. Il a suivi les cours de l’École Primaire supérieure de la colonie (p. 123) et préparé un mémoire sur la civilisation paléonégritique (p. 151). Mais ses études interrompues et sa « thèse» (plagiée) restée au stade des « brouillons » (p. 154) en font
un demi-habile particulièrement dangereux. Intellectuel par comparaison avec le « rustre de militaire » (p. 115) qu’est Koyaga, Maclédio ne peut opposer à une tradition pervertie qu’un savoir occidental tout aussi perverti et approximatif.
Le peuple des déscolarisés
Les dysfonctionnements du savoir envahissent tout et deviennent une question politique essentielle. Car la généralisation de l’école française a introduit ce que Kourouma appelle « un troisième danseur dans le cercle » (p. 325) réservé jusque-là à « deux partenaires : le pouvoir autoritaire et le peuple résigné». Ce troisième danseur, c’est « le régiment des bilakoros déscolarisés» : « Dès que vous prîtes le pouvoir, vos conseillers blancs vous inculquèrent la pensée que le salut des têtes crépues devrait être recherché dans l’alphabétisation de la masse. Ils vous répétaient sans cesse qu’un peuple instruit était un peuple développé. Vous les avez crus. Ce fut plus qu’une erreur, ce fut une faute. ». (p. 325) Et le roman de résumer l’escalade bien connue : construction d’écoles élémentaires partout, classes pléthoriques, maîtres incompétents. Les écoliers qui abandonnent l’école primaire refusent
de retourner aux champs. Les certifiés ne trouvent pas de place. Pas plus que les brevetés, les bacheliers et même les licenciés et les maîtrisards. Une population de déscolarisés « se répand dans les marchés et les rues des villes» (p. 326) : « C’est ce monde hétéroclite et mûri par les épreuves, les injustices et les mensonges qui [...] prit en charge le destin de la République du
Golfe et de toute la vieille Afrique, berceau de l’humanité. Les déscolarisés sont des besogneux prêts à tout et à tout faire. Sans morale ou principes [...] ce sont eux qui sont les pickpockets.[...]. Eux qui braquent et assassinent ». (p. 327) En quelques pages apocalyptiques, le roman décrit la montée de l’insécurité et de l’instabilité, avec la multiplication de cette jeunesse désoeuvrée. Et rend responsable de la crise l’enseignement inadapté d’un savoir abâtardi.
Les dictionnaires contre le chaos
Dans Allah n’est pas obligé 5, en prenant pour héros un enfant, Kourouma se place du côté de ces « déscolarisés », enfants des rues réduits à devenir enfants-soldats. Pourtant, paradoxalement, dans ce dernier livre, le savoir à l’occidentale, toujours dévalorisé, retrouve une place : « Mon école n’est pas arrivée très loin ; j’ai coupé cours élémentaire deux » (p. 9), dit Birahima. Mais il ajoute : « J’ai quitté le banc parce que tout le monde a dit que l’école ne vaut plus rien, même pas le pet d’une vieille grand-mère [...]. L’école ne vaut pas le pet de la grand-mère parce que, même avec la licence de l’université, on n’est pas fichu d’être infirmier ou instituteur dans une des républiques bananières corrompues de l’Afrique francophone»(pp. 9-10).
En même temps, un peu trop lucide pour son âge, Birahima fait le point de la situation :
« Fréquenter jusqu’à cours élémentaire deux n’est pas forcément autonome et mirifique. On connaît un peu, mais pas assez ; on ressemble à ce que les nègres noirs africains indigènes appellent une galette aux deux faces braisées [...] on n’est pas fichu de gagner de l’argent facilement comme agent de l’état [...] » . (p. 10) Ce n’est donc pas par principe que l’école et ses savoirs sont rejetés, mais seulement au nom de l’expérience. L’usage par Birahima de quatre dictionnaires manifeste une surprenante rigueur, le refus de l’approximatif et de la confusion, qui pourraient être un héritage heureux du savoir pourtant rudimentaire transmis par l’école.
Par contre, les savoirs anciens se perdent. Les proverbes se sont raréfiés, les traditions dédaignées : « Mais moi depuis longtemps je m’en fous des coutumes du village,
entendu que j’ai été au Liberia, que j’ai tué beaucoup de gens avec kalachnikov (ou kalach) et me suis bien camé avec kanif et autres drogues dures ». (p. 11) Ne subsiste plus, finalement, au terme du récit, que le dur savoir acquis dans une terrible expérience. Savoir de mort, plus que de vie. Birahima ne respecte qu’une seule tradition, même si, comme Allah, « [ il] n’est pas obligé» (pp. 192) : dire une oraison funèbre pour les enfants-soldats morts. Ce rite se répète si souvent dans le texte que le roman tout entier finit par devenir une oraison funèbre pour un
monde agonisant. Ce survol, forcément superficiel, révèle l’art subtil avec lequel Kourouma dessine la complexité de la situation des savoirs en Afrique de l’Ouest et l’importance des enjeux en cause. Ses romans démontent les brouillages et les distorsions introduites par la colonisation, et la manière dont les pouvoirs corrompus des indépendances les ont laissés s’aggraver jusqu’au chaos apocalyptique qui s’installe à la fin de En attendant le vote des bêtes sauvages et
règne tout au long de Allah n’est pas obligé. Mais ce pessimisme lucide est démenti par l’entreprise même de Kourouma. Écrire, pour lui, et pour tous les écrivains africains contemporains, c’est témoigner, comme il le répète souvent, mais faire de l’écriture même un acte en donnant l’exemple vivant et contagieux d’une prise de conscience aiguë et d’une synthèse harmonieuse des savoirs.
Par Madeleine BORGOMANO