Réaction Marc Mvé Bekale au discours de Sarkozy.
Le discours prononcé par Nicolas Sarkozy à Dakar était un véritable poème en prose. Dominé par l’emploi de l’anaphore (répétition d’un même mot au début d’une série de vers, de phrases ou de paragraphes) pour en accentuer la tonalité lyrique, le propos s’est aussi déployé selon un schéma dialectique où chaque argument appelait un contre-argument en vue de parvenir à un certain équilibre. A la fin de la lecture (http://www.cellulefrancafrique.org/), on en sort quelque peu sonné tant le discours semble relever d’une construction oxymorique. A titre d’illustration, la colonisation y apparaît comme un abominable crime dont les bienfaits ont « ouvert les cœurs et les mentalités africaines à l’universel et à l’histoire ».
Cette stratégie de discours est surtout patente dans l’analyse consacrée au sous-développement du continent africain. Cherchant à en identifier les causes, le président français est allé au-delà des contingences historiques, de l’impact colonial et des phénomènes économiques pour y ajouter une dimension ontologique : le sous-développement serait lié à « l’être » même de « l'homme africain », resté enfermé dans l’état de nature. Au vu de cette situation, Sarkozy propose à l’Afrique de faire sa mue et de rompre avec l’immobilisme en répondant à l’appel de la Raison universelle européenne. Il s’agit là d’un impératif catégorique devant permettre au continent noir d’entrer enfin dans l’Histoire.
Qu’on le prenne dans son articulation ou sa substance, une bonne partie de ce texte semble avoir été inspirée par les idées de Hegel dans La raison dans l’histoire. On pourrait même parler de plagiat lorsqu’on compare les passages suivants :
« Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'Histoire […]. Jamais il ne s'élance vers l'avenir […]. Dans cet univers où la nature commande tout, l'homme reste immobile au milieu d'un ordre immuable où tout est écrit d'avance. […] Il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès. » (Nicolas Sarkozy)
Ecoutons maintenant Hegel :
« [l’Afrique noire] repliée sur elle-même [n’a pas d’histoire]. Ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non-développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle ».
En tenant compte des catégories hégéliennes de « l’esprit » (naturel, subjectif, absolu), il est clair que Sarkozy ravale les Africains au stade de « l’esprit naturel » lequel serait une manifestation primitive de la Raison universelle. Une telle posture n’est pas étonnante chez Nicolas Sarkozy. N’affirmait-il pas, lors d’une conversation avec Michel Onfray dans Philosophie Magazine (http://www.philomag.com), que certaines tares, telle la pédophilie ou la tendance suicidaire, sont innées, donc incurables ? Le sous-développement africain en ferait certainement partie.
Nous sommes ici confrontés à ce qu’Edouard Glissant voyait comme « une philosophie totalitaire de l’Histoire » (élaborée au 19ème siècle à partir des récits de voyages, des témoignages rapportés par des missionnaires, colons et aventuriers occidentaux) qui allait servir de terreau à l’idéologie raciste par la construction d’une image fantasmatique de l’Afrique. Cette idéologie hétérophobe et européocentriste occulta le fait que la « Raison » (au sens hégélien) s’est bel et bien manifestée en Afrique à travers de grandes civilisations et puissants empires.
Ne serait-ce que par son propos dans La raison dans l’histoire, dont on a tenté de le dédouaner en arguant que ce livre fut conçu à partir des notes de cours dans lesquelles la parole du philosophe aurait été déformée, les idées d’Hegel n’étaient pas de nature à donner une image flatteuse de l’homme noir. En les reprenant, même par un habile camouflage, on réactive indirectement un cliché raciste bien ancré : le sous-développement trouve sa cause première (ontologique) dans la nature de « l’homme africain », incapable de « s’élancer vers l’avenir [pour] la grande aventure humaine ». Passons sous silence les réussites extraordinaires de certains Africains sur le continent américain ou même européen et regardons, au-delà des stéréotypes, les contingents de clandestins qui viennent s’échouer aux frontières de l’Europe ou ces jeunes gens qui bravent tous les dangers et arrivent en France, tapis dans le train d’atterrissage des avions. Plus que la misère, le rêve constitue le moteur fondamental de ces actions héroïques. L’écrivaine sénégalaise Fatou Dioume l’a plus ou moins montré dans son roman Le ventre de l’Atlantique, où elle met en scène un jeune garçon qui voue un culte à un footballeur italien, devenu son idéal.
l’Afrique apparaît immobile à Sarkozy parce qu’il ne la voit qu’à travers le prisme négatif de la presse occidentale, où prédomine l’image d’un continent moribond, plongé dans les ténèbres. Sarkozy eût-il visité le cœur vivant des villes africaines qu’il aurait découvert des sociétés débordant de dynamisme, dont la Raison imaginative et inventive ne demande qu’à être encadrée par des hommes politiques probes.
Au sujet de l’Allemagne nazie, Nicolas Sarkozy faisait remarquer dans Philosophie Magazine : « Qu'un grand peuple démocratique participe par son vote à la folie nazie, c'est une énigme […]. Il y a là une part de mystère irréductible ». Ce raisonnement ne saurait valoir pour l’Afrique dont les maux sociaux, politiques et économiques sont assignés à une cause immanente à l’Africain. Pourtant, l’exemple de l’Allemagne montre à quel point l’homme, où qu’il se trouve et quelle que soit l’époque, est capable du meilleur (l’abbé Pierre ou Nelson Mandela) comme du pire (Hitler ou Pol Pot). Des écrivains tels que Dostoïevski et Joseph Conrad ont bien traduit cette réalité. A ce titre, Au cœur des ténèbres reste un exemple édifiant. L’Occident a souvent fait une lecture réductrice de ce récit en associant les « ténèbres » au continent africain, alors qu’il s’agissait d’une métaphore bien plus complexe, en lien avec l’entreprise coloniale dont Conrad stigmatisait les contradictions et les effets pervers, qui renvoyait d’abord à la substance même de l’âme humaine. Ainsi Dostoïevski, dans Les frères Karamazov, s’étonnait-il que l’homme (« un animal aussi féroce et méchant ») ait pu inventer l’idée de Dieu tant celle-ci, sacrée, est mise à mal par l’industrie de la violence dont il s’est rendu coupable tout au long de l’histoire. Le fait est que l’homme, comme le pensait Descartes (« Je suis comme un être écartelé, une corde tendue entre le suprême être et le non-être ») semble pris dans une tension vertigineuse, qui en fait une créature insaisissable. On peut alors penser que la part négative de l’essence humaine donne lieu en Afrique à des régimes politiques quasi-nihilistes, qui condamnent les populations à une insupportable misère. L’Europe a connu pareille histoire pendant des siècles, avant l’explosion de 1789.
Sarkozy et le portrait du colonisé (commentaire de texte)
Les colons européens « ont abîmé un art de vivre. Ils ont abîmé un imaginaire merveilleux. Ils ont abîmé une sagesse ancestrale ». Une telle affirmation ressortit à une vision fantasmatique car, au regard de réalité, les cultures africaines (langues, pratiques ancestrales, savoirs médicinaux) ont su résister à l’impact colonial.
Porté par un élan altruiste, le président français poursuit : en Afrique, les colons européens « ont créé une angoisse, un mal de vivre. Ils ont nourri la haine. Ils ont rendu plus difficile l’ouverture aux autres, l’échange, parce que pour s’ouvrir, pour échanger, pour partager, il faut être sûr de son identité, de ses valeurs, ses convictions. Face au colonisateur, le colonisé a fini par ne plus avoir confiance en lui, par ne plus savoir qui il était, par se laisser gagner par la peur de l’autre, par la crainte de l’avenir». De cette psychanalyse se dégage l’image d’un Africain irrémédiablement aliéné, jaloux du Blanc qu’il hait, étouffé par un pénible complexe d’infériorité. En un mot, le colonisé est une créature déséquilibrée, un monstre de type Frankenstein crée par le maître européen. Il est un malade mental. Aliénation culturelle et sous-développement économique apparaissent alors consubstantiels.
Sans doute les conseillers de Sarkozy, pour dresser ce portrait psychologique et métaphysique du colonisé, ont-ils puisé autant chez Albert Memmi (Portrait du colonisé) que chez Frantz Fanon (Peau noire, masques blancs), quand bien même les travaux contemporains ont souligné les limites de leurs analyses. Tout se passe comme si la « blessure coloniale », insurmontable, était inscrite à jamais dans la personnalité du Noir et l’enfermait dans un déterminisme implacable.
« Je veux dire à la jeunesse africaine que le drame de l’Afrique ne vient pas de ce que l’âme africaine serait imperméable à la logique et à la raison. Car l’homme africain est aussi logique et raisonnable que l’homme blanc. » Décryptons ce vocabulaire lourd de sous-entendus malheureux, à commencer par l’entité métaphysique appelée « âme » dont l’existence n’a jamais été rationnellement prouvée. L’âme n’a rien avoir avec la logique ou la raison qui, elles, trouvent leur origine dans le cerveau humain. Notons aussi que la comparaison dit implicitement la supériorité de l’homme blanc dont la logique et la raison sont visibles à travers sa civilisation. En revanche, les drames auxquels l’Afrique se trouve confrontée constituent la preuve d’un déficit de logique et de Raison universelle par laquelle on entre dans l’Histoire.
Après avoir signalé à la jeunesse africaine à quel point la colonisation a abîmé sa culture, voilà que, dans sa conclusion, Sarkozy conseille à cette même jeunesse de se construire « en puisant dans l’imaginaire africain que t’ont légué tes ancêtres… ».
« Je suis venu te dire que tu n’as pas à avoir honte des valeurs de ta civilisation [cela suppose que ces valeurs contiendraient quelque chose de méprisable qu’il conviendrait de transcender], qu’elles sont le plus précieux des héritages face à la déshumanisation et à l’aplatissement du monde ». La contradiction devient effarante lorsqu’on sait que Sarkozy a stigmatisé cet héritage quelques minutes plutôt : « Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'Histoire […]. Jamais il ne s'élance vers l'avenir. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit des saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que le temps rythmé par l’éternel recommencement, par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. » Ici, l’orateur tente de circonscrire malicieusement son propos au cas du paysan africain. Mais le lecteur n’est pas dupe. Il y a décelé une litote par euphémisme, une circonlocution qui sous-entend que le paysan incarne la figure du primitif à l’heure d’Internet. Il représente une figure allégorique, dépositaire d’un « imaginaire où tout recommence toujours. Il n’y a de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne [entendu le Blanc occidental, parce que sa Raison le pousse à réfléchir sur son devenir] mais il reste immobile au milieu d'un ordre immuable où tout est écrit d'avance. Jamais il ne s’élance vers l’avenir. Jamais l’idée ne lui vient de sortir de la répétition pour s’inventer un destin […] Il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès. »
A certains moments, Sarkozy perçoit l’Afrique à l’aune de l’idéal de la Négritude « qui vivait trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l’enfance ». Une telle critique était souvent adressée à Senghor, cité abondamment dans le discours de Dakar. En somme, les prises de position virulentes contre la négritude senghorienne indiquent que les Africains n’ont jamais été unanimes quant à leur conception du passé et dans la manière de vivre leur histoire.
La jeunesse africaine doit répondre à l’appel des valeurs européennes que sont « la liberté, l’émancipation et la justice […] la raison et la conscience universelles. » Si ces valeurs ont été brevetées par l’homme blanc, comment alors expliquer cette mémorable déclaration de Nelson Mandela : « Toute ma vie durant, je me suis dévoué à la lutte [pour l’émancipation] du peuple africain. J’ai combattu le pouvoir blanc, j’ai combattu le pouvoir noir. J’ai toujours porté en moi l’idéal d’une société libre et démocratique dans laquelle tous les hommes puissent vivre en harmonie jouissant des mêmes droits. C’est un idéal pour lequel je compte vivre et que j’entends réaliser. Et au pire des cas, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir ».
Sarkozy conclut son harangue en demandant à la jeunesse si elle veut être respectée, si elle veut la démocratie, la liberté, la justice, le droit. Le lendemain, il rend visite à un des plus anciens autocrates du monde : Omar Bongo. Est-il étonnant que la France, du Togo en Côte d’Ivoire, soit devenue si impopulaire auprès de la jeunesse africaine ?