Le rap, une parole urbaine
La ville qui tend à une certaine uniformisation des comportements s’offre aussi comme un lieu de distinctions sociales. Pluriculturelle, plurisociale et plurilingue, elle permet la pluralité des appartenances de groupe des individus de même que la variabilité de leurs positionnements sociaux et de leurs identités. Parole urbaine, la chanson rap se présente comme un espace particulier où sont en œuvre des processus identitaires complexes concernant les jeunes Africains francophones citadins. Elle s’avère l’une des formes d’expression de la jeunesse urbaine qui révèle et influence les caractéristiques et les dynamiques de la situation socio-linguistique dans laquelle elle s’inscrit.
Cet article traite des processus identitaires en jeu dans la chanson rap sénégalaise et gabonaise, au travers de l’étude de certains aspects du contact de langues et des phénomènes linguistiques conséquents ainsi que de la variation des langues en présence dans la chanson dakaroise, saint-louisienne (Sénégal) et librevilloise (Gabon). La recherche, dont ces résultats sont issus, étudie la chanson rap du point de vue de son ancrage socioculturel ainsi que de ses caractéristiques sémantiques et formelles et cherche à en dégager les spécificités. Elle considère le rap comme un espace de circulation, d’appropriation et de production des modèles comportementaux urbains divers qui sont à la base de processus identitaires urbains.
Le rap et la ville
Le rap, né aux États-Unis dans les années 1970, s’exporte en Europe puis en Afrique dans les années 1980 et devient parallèlement un objet de recherche en sciences humaines. En sociolinguistique, en sociologie, en ethnologie ou en musicologie notamment, on cherche sa signification dans son rapport à l’urbanité. On le considère comme une expression artistique de cultures et d’identités nées de et dans la ville. Les questions abordées par cet article font partie de celles que pose la sociolinguistique dite « urbaine », à savoir celles des dynamiques sociolinguistiques en cours, des langues parlées, de leur variation et de la gestion des pratiques dans la ville plurilingue dans leur rapport au facteur urbain. Dans cette perspective, la ville n’est pas seulement considérée comme un terrain de recherche, mais aussi comme un objet entretenant des relations de cause à effet avec les représentations et les pratiques linguistiques de ses habitants. Comme le rappelle L. Mondada (2000 : 73), elle est désormais considérée comme « un univers organisé, produisant ses propres vernaculaires, ses formes spécifiques et systématiques, ses registres identitaires ; comme un laboratoire où s’expérimentent formes d’intégration, de mise en réseau, mais aussi de ségrégation des locuteurs et de communautés linguistiques hétérogènes ». Néanmoins, concernant la langue, et bien d’autres faits sociaux, de nombreux travaux de sociolinguistique, à la suite de ceux de W. Labov (1976, 1978), ont montré que si les représentations et pratiques linguistiques sont conditionnées par la société, elles participent en retour aux structurations de celle-ci. Leurs rapports de cause à effet avec la ville ne peuvent donc se concevoir de façon unilatérale.
L. Mondada (2000) remarque que les études des linguistes sur la ville ont paradoxalement ignoré certaines des caractéristiques fondamentales de la ville : sa pluriculturalité, son plurilinguisme et leurs conséquences sur le plan des comportements urbains. Ces données n’auraient réellement été prises en compte que par les travaux réalisés sur la ville africaine. Elle souligne que les phénomènes mis au jour par ces études, tels que l’usage de code-mixtes (« franc-sango », « camfranglais », etc.), leurs conditions d’émergence et d’usage ainsi que leurs valeurs ne sont pas des spécificités africaines, mais traversent l’espace urbain international. En situation plurilingue, telle que celle de la ville africaine francophone, le locuteur construit et joue de ses identités dans un contexte pluriculturel et plurilingue qui intègre non seulement des modèles comportementaux endogènes, mais aussi des modèles exogènes. Ces modèles et les possibilités de les exploiter lui sont offerts dans le cadre des communications qu’il établit avec d’autres locuteurs à l’intérieur de réseaux sociaux qui se définissent au-delà des limites de la communication directe, par l’intermédiaire des médias, d’instances culturelles et éducatives par exemple.
Quelques éléments des situations sociolinguistiques des villes :Dakar, Saint-Louis et Libreville
Les villes considérées sont socio-économiquement et démographiquement des villes principales (Dakar, Libreville) ou secondaires (Saint-Louis) du Sénégal ou du Gabon, des pôles de migrations définitives ou provisoires. Libreville, en particulier, accueille un nombre important de migrants extérieurs qui proviennent essentiellement de pays d’Afrique centrale ou de l’Ouest. Dakar et Saint-Louis comptent une trentaine de langues locales, Libreville une quarantaine, réparties en une dizaine de groupes linguistiques , ainsi que de nombreuses langues de migration.
Le français est la seule langue officielle de chacun des pays considérés. Il occupe la fonction de langue véhiculaire au détriment des langues locales qui n’ont aucun statut juridico-officiel. Au Sénégal, cette fonction est occupée par le wolof, langue nationale, de même que cinq autres langues locales. Au Gabon ou au Sénégal le français est soumis à la fois à une norme exogène, représentée par le français standard de la métropole, et à des normes endogènes. La notion de « français standard » est ici entendue au sens de variété de langue reconnue comme un idéal de langue et considérée, à ce titre, comme une norme de référence. Le français standard au Gabon ou au Sénégal est exonormique : seule la norme exogène que représente ce français est reconnue comme légitime. L’influence qu’exercent sur le français la norme exogène, représentée par le français standard de la métropole, et les normes endogènes aboutit à une production de variétés de français présentant plus ou moins d’écarts par rapport au français standard sur les plans syntaxique, morphologique, lexical, phonologique et sémantique.
Au Sénégal, l’usage du français fait le plus souvent place au wolof dans les situations informelles et dans le cadre de la communication interethnique urbaine quotidienne, mais, à Libreville, il est couramment employé dans les mêmes circontances. Le wolof, dit « wolof urbain », est le résultat de la véhicularisation du wolof en milieu urbain suivie de sa revernacularisation conséquente de son usage dans les situations les plus diverses de la vie citadine. Il se présente selon des structures variables accueillant des éléments français et anglais plus ou moins nombreux selon des procédés divers (alternance, emprunts établis ou spontanés, etc.) (Thiam 1994). Les travaux sur le wolof de Dakar (ibid. ; Dreyfus 1995 ; Swigart 1990) ou Saint-Louis (Auzanneau 1998) ont mis en évidence le fait que cette variété urbaine, de même que d’autres parlers urbains d’Afrique, est liée à la construction de l’identité urbaine sénégalaise, ou plutôt d’identités urbaines sénégalaises. Ils ont montré que la variation de la structure du wolof était relative à l’identité sociale des locuteurs (âge, catégorie sociale, niveau de scolarisation) ainsi qu’à la situation de communication. Si le fait d’intégrer des éléments français et anglais à une structure wolof est valorisant pour un jeune Sénégalais, revendiquant ainsi son identité de citadin, cette valorisation, demeure implicite. En outre, s’il est bon, face à ses pairs, de s’octroyer par l’emploi de cette variété les valeurs positives dont elle est porteuse (liées à la modernité, à la culture, au développement, à un certain mode de vie), tel n’est pas le cas face à ses pères. Ce comportement serait alors considéré comme irrespectueux car relâché, relatif à des valeurs étrangères impliquant nécessairement le « déracinement » des individus et rejetées par la société traditionnelle.
Le français à Libreville et le wolof à Dakar ou à Saint-Louis sont perçus par les locuteurs comme des langues ethniquement neutres, néanmoins le français est considéré comme une langue étrangère au contraire du wolof qui représente pour les habitants des deux villes sénégalaises considérées « la langue de tous les Sénégalais » (Boucher 1998 ; Auzanneau 1998). Mise à part cette langue, dans les trois villes en question, les langues locales sont plutôt les langues de la sphère informelle et privée, réservées à l’usage familial ou aux échanges intra-ethniques. Elles connaissent de ce fait une variation formelle moins importante et supportent des valeurs relevant de la société traditionnelle, celle du pays, du village, du clan, etc.
Les formes les plus mélangées du wolof ou du français au Sénégal ou à Libreville sont essentiellement utilisées dans les situations d’informalité où l’on se retrouve entre membres du quartier, de la famille, du groupe des jeunes. Parmi elles, certaines pourraient remplir des fonctions plus restreintes et concerner une frange de la population entrant ainsi dans la catégorie désignée par L. Mondada (2000 : 76-77) comme celles « des nouveaux parlers urbains ». Elles y retrouveraient ces parlers de Côte-d’Ivoire, du Cameroun ou de République centrafricaine constitués d’éléments de langues diverses, remplissant des fonctions identitaires et grégaires, utilisés et compris par des jeunes, essentiellement des hommes, déscolarisés et en difficulté sociale.
Le rap, les solidarités, les identités
Dans la littérature scientifique comme dans le milieu médiatique, le rap européen ou américain est souvent associé au langage de la rue. Cette association tient aux origines et aux caractéristiques actuelles de la population concernée par le mouvement hip-hop . Né dans les rues new-yorkaises, le rap dénonce les conditions de vie des Noirs-Américains du ghetto. Plus tard, les jeunes des cités françaises, dont nombre sont issus de l’immigration, vont adhérer au mouvement et dénoncer à leur tour l’injustice sociale dont ils déclarent souffrir. Puis le rap arrive en Afrique et va connaître, dans les années 1990, l’adhésion d’une bonne partie de la jeunesse subissant les difficultés du quotidien de ces pays en voie de développement et s’attaquant à leurs causes. Rappeurs africains, européens et américains vont donc se retrouver au sein d’un mouvement désormais international pour exprimer leur position face à des problèmes concernant des situations qu’ils considèrent similaires, bien qu’étant différentes sur le plan du contexte sociopolitique. C’est en ce sens que s’exprime ce que L.-J. Calvet (1994) considère comme la première solidarité affirmée dans le rap. Cette solidarité est renforcée par la conscience qu’a une bonne partie de cette population de partager une origine commune, l’Afrique, et un vécu commun douloureux, la colonisation, l’esclavage, l’exploitation économique. La solidarité des rappeurs des trois continents et le rapport de filiation revendiquée par les Européens et les Africains vis-à-vis des Américains s’exprime par l’adoption de modèles comportementaux provenant d’outre-Atlantique : le vêtement, la danse, le verbe.
Le rap est présenté par ses acteurs comme un mouvement contestataire, né du refus de voir perdurer les injustices jusqu’ici endurées. Le rap doit s’ancrer dans les réalités sociales locales et en rendre compte. Pour ce faire, les modèles américains se trouvent investis, exploités de façon à ce que l’intégration des réalités locales y soit possible. Cette intégration, dans la chanson, doit se faire sur le plan sémantique (contenu) et formel (langues, variétés, style…). Le rap a ainsi connu en Europe et en Afrique une certaine émancipation vis-à-vis des pairs américains. C’est sur cette base que s’exprime une seconde solidarité, celle du groupe de pairs, de ceux qui partagent leurs conditions de vie (Calvet 1994 : 277). Les frontières de ce groupe de pairs sont cependant variables selon le point de référence ciblé, le quartier, le pays ou plus exactement le pays moins les classes dominantes, le continent africain, etc.
Les travaux réalisés en France ont montré que les textes de rap exprimaient ces solidarités ainsi que la quête identitaire dans laquelle se trouvaient des jeunes issus de l’immigration. Ces jeunes, selon L.-J. Calvet (ibid.), définissent leur culture, leur identité dans un espace interstitiel se trouvant entre les langues et les cultures du pays d’accueil et de leurs parents, langues et cultures qu’ils ne possèdent pas toujours ou dont ils ne possèdent pas totalement les attributs privilégiés. Pour J. Billiez (1997 : 71), les jeunes aux origines diverses cherchent à s’inventer « un nouvel espace identitaire pluriel », dont la complexité favorise l’expression de l’identité de chacun. Il s’agirait là d’un « mouvement de recomposition identitaire et culturelle » pouvant avoir lieu dans le rap. Enfin, L.-J. Calvet (1994), J. Billiez (1997) puis C. Trimaille (1999a, b), s’appuyant sur les notions de we code et they code empruntées à J. Gumperz (1982), montrent que ce mouvement s’accompagne de l’élaboration d’un « code nôtre » dont le rap est le lieu. Ce we code procédant du they code et porteur de nombreux marqueurs identitaires (Calvet 1994) s’avère le résultat d’une différenciation sociale aboutissant à la différenciation linguistique. Constitué sur la base de la pluralité et du métissage des « codes nôtres » et de « codes leurs » (Trimaille 1999b : 81), il symbolise l’identité de groupe, sa distinction par rapport au groupe majoritaire, sa prise de distance par rapport à l’idéologie dominante et son adhésion à un ensemble de valeurs propres au groupe. J. Billiez (1997 : 71) souligne que l’identité définie par les jeunes des banlieues et portée par le rap, est une « identité pluridimensionnelle en gestation, en action et en négociation ». Cette pluralité et cette évolution constante des pratiques linguistiques des locuteurs tiennent à celles de leurs besoins de communication (identitaire, cryptique, grégaire, etc.) ainsi qu’à la variabilité des identités négociées dans une interaction donnée par chaque locuteur.
Données recueillies et identification de la population enquêtée
Le recueil des données a été effectué à l’aide des techniques de l’observation participante, de l’entretien semi-directif et d’un court questionnaire écrit. L’enquête a été réalisée auprès de plus d’une vingtaine de groupes . Elle a non seulement sollicité la collaboration active des rappeurs mais aussi celle de personnes œuvrant dans le champ du rap qui ont fourni des informations essentielles sur l’univers du rap de chaque ville considérée : 163 chansons (81 gabonaises, 82 sénégalaises) issues du répertoire de 19 groupes (9 sénégalais, 10 gabonais) ont été recueillies.
En Afrique comme en Europe (Androustopoulos & Scholz 1999) ou aux États-Unis (Boucher 1998), le mouvement rap a progressivement connu une diversification de sa population d’un point de vue ethnique et d’un point de vue social. Il touche davantage les classes moyennes ainsi, en tant qu’auditeurs, que les classes supérieures. En règle générale, les rappeurs sénégalais et gabonais appartiennent aux catégories sociales moyennes et surtout basses, classes qui regroupent la majeure partie de la population de leur pays. Ils ne se situent donc pas à la périphérie de la société d’un point de vue socio-économique. Néanmoins, ils se déclarent eux-mêmes en marge de la société dominante et subissent une marginalisation symbolique d’une bonne partie de cette population et d’une façon générale de la population adulte, notamment âgée, qui stigmatise leur comportement.
La majeure partie des membres des groupes que j’ai rencontrés et ceux qui ont participé à l’enquête est scolarisée (dans le secondaire et dans une moindre mesure, dans le supérieur). Les autres sont salariés (essentiellement les managers) ou ont été déscolarisés au niveau collège ou lycée. Il s’agit majoritairement de garçons âgés de 17 à 28 ans, les plus âgés occupant généralement, dans le groupe, des fonctions d’encadrement. Tous sont nés et résident dans les pays considérés, la majorité dans les villes étudiées ou à leur périphérie. L’ensemble des ethnies présentes à Libreville, à Dakar ou à Saint-Louis n’est pas représenté par ces informateurs.
Des identités plurielles
Comme tous les sujets sociaux, les membres de groupes de rap s’insèrent dans des réseaux sociaux différents. Ces réseaux dépendent des deux solidarités définies plus haut, l’une sur le plan mondial, l’autre sur le plan des groupes de pairs.
Selon les circonstances des interactions auxquelles ils participent, et en fonction de leurs objectifs, ils choisissent de mettre au premier plan l’une des facettes de leur identité plutôt qu’une autre, à l’intérieur de la chanson comme à l’extérieur. À l’instar de J. Billiez (1997, 1998), je considère la chanson rap comme un espace privilégié de stratégies identitaires, puisque les choix sont opérés pendant la phase de composition qui précède l’interprétation publique directe ou indirecte. Le travail sur la forme et le contenu de la chanson donne donc lieu à des productions intentionnelles. Cependant, concernant les groupes enquêtés, l’intention me semble devoir être relativisée. En effet, d’une part il dépend des habitudes comportementales des auteurs, et d’autre part, il peut être le résultat de modifications plus ou moins spontanées réalisées au cours des prestations. Les choix des langues sous leurs différentes formes, dans le cadre d’alternances, d’emprunts, de mélanges de langues, et donc les négociations identitaires effectuées par les auteurs, doivent non seulement être analysés du point de vue des objectifs de la création mais aussi de facteurs pluriels agissant à l’extérieur comme à l’intérieur de la chanson.
Une situation de communication complexe
La chanson rap est destinée à un public large. Selon leur objet, les chansons peuvent néanmoins viser un public particulier. Le public est essentiellement jeune. La chanson lui parvient sous la forme orale et musicale, par l’intermédiaire des cassettes, CD ou des prestations publiques. La version écrite n’est réservée qu’à des usages restreints (protection des textes, etc.). Dans la majorité des cas, les rappeurs ne disposent pas à l’écrit de la dernière version de leurs textes mais, dans le meilleur des cas, d’une version initiale, ayant subi des modifications au fur et à mesure de l’exploitation de la chanson. Ces modifications, qui peuvent dépendre de la composition musicale, sont simplement mémorisées par les auteurs.
Cette communication orale se trouve généralement différée, excepté dans le cadre de prestations publiques où la chanson prend une dimension interactive réelle (exemple : freestyle, sollicitation du public). Dans la chanson, le destinataire de l’interprète est pluriel ou singulier (rappeur du groupe, public, personne dont il parle) et la communication qui s’établit avec lui est directe (dialogue, interpellations) ou indirecte (discours rapporté). La chanson présente ainsi une ou plusieurs interactions en représentation. Avec F. Casolari (1999 : 75), je considérerai la chanson rap comme le lieu de mises en scène énonciatives. Une mise en scène énonciative est « la façon dont les différents groupes investissent les sociotypes véhiculés par le genre, sur la manière dont ils les habitent et leur donnent du sens, sur la façon qu’ils ont de se positionner par rapport à eux. Les sociotypes sont “des représentations, portraits, images valorisées et dévalorisées de soi et de l’autre” et se construisent dans l’interaction ». Plusieurs sociotypes récurrents se référant à l’univers du rappeur sont ainsi investis par les chansons rap étudiées, à savoir notamment le rappeur, les autres rappeurs, le pouvoir, le Blanc, le sujet social gabonais ou sénégalais.
Thèmes des chansons et répertoire linguistique
Les thèmes des chansons sont les thèmes génériques du genre rap investis par les réalités locales (Trimaille 1999a, b ; Boucher 1998 ; Androustopoulos & Scholz 1999). Dans la plupart des cas, plusieurs thèmes majeurs se côtoient dans une chanson : l’autoprésentation et la scène, la fête et le divertissement (« le groove »), les relations amoureuses, les fléaux (sida, drogue…), la critique sociopolitique, la description de la misère sociale africaine, la culture et la tradition, la réflexion intérieure, la biographie personnelle, l’hommage à une personne ou à une ville, la morale et la religion, le mystique. Leur fréquence ou leur poids dans le répertoire d’un groupe varie avec les réalités différentes des villes considérées.
Les langues des chansons du corpus sont le français et l’anglais (sous des formes plus ou moins standard) ainsi que le wolof, le poular, le sérère en ce qui concerne le répertoire sénégalais, et le fang, le téké, le punu, pour celui de Libreville. Les langues les plus fréquentes sont le français, ou encore, au Sénégal, le wolof, puis l’alternance du français avec une autre langue (au Gabon, le fang ou l’anglais, au Sénégal, le wolof), ou celle du wolof avec l’anglais. Seuls le français, le fang, le wolof et l’anglais peuvent être utilisés dans un cadre monolingue. Les autres langues sont alternées avec une autre langue et en particulier avec le français ou le wolof. Les chansons monolingues en français ou, au Sénégal, en wolof, existent dans le répertoire de chaque groupe enquêté. Les chansons monolingues en langue locale non véhiculaire sont le fait de 5 groupes sur 19 dont 4 librevillois. Les chansons monolingues en anglais sont le fait de 2 groupes, l’un dakarois, l’autre saint-louisien.
Le français, seul ou alterné, est donc la langue la plus présente dans le répertoire global étudié. Tout comme dans la situation sociolinguistique générale, le français est cependant plus employé dans le répertoire des Librevillois que dans ceux des Sénégalais où le wolof prédomine, seul ou en alternance. L’anglais n’est jamais utilisé seul dans les chansons librevilloises. Il l’est, dans une faible mesure, dans les chansons sénégalaises où il se trouve cependant davantage en alternance avec le wolof. L’anglais coexiste peu avec le français dans la chanson sénégalaise, tandis que dans la chanson librevilloise cette alternance représente l’un des choix langagiers majeurs. En revanche, l’anglais n’est qu’exceptionnellement alterné avec les vernaculaires locaux. Le wolof est employé seul ou en alternance, avec toutes les langues présentes dans le répertoire, dans des combinaisons bilingues ou trilingues. Les vernaculaires locaux ne sont jamais employés seuls, hormis le fang. Ils sont utilisés en alternance avec d’autres vernaculaires ou avec le français. Le téké et surtout le fang sont bien représentés dans le répertoire librevillois du fait du positionnement idéologique et de stratégies identitaires de certains groupes et du poids de leur répertoire dans le corpus. Mis à part ces langues, la part des vernaculaires locaux dans les chansons reste faible. Les langues véhiculaires sont donc les plus fréquemment utilisées dans le rap comme au quotidien.
Alternances codiques, emprunts, mélanges codiqueset néologismes dans la chanson
Les alternances codiques
Les alternances codiques pratiquées sont inter-phrastiques, extra-phrastiques ou intra-phrastiques (Poplack 1988) et relèvent des deux catégories définies par J. Billiez (1998) : les macro-alternances et les micro-alternances. Elles se présentent ainsi de différentes façons au sein du répertoire de chansons ou au sein d’une chanson .
Elles peuvent avoir lieu :
– au sein du répertoire d’un groupe d’une chanson à une autre, comme par exemple, le répertoire de Lliazz, une jeune rappeuse, solo librevilloise, de l’ethnie fang, qui est composé de chansons en français et en fang ou celui des Wagueubleu (lieu bondé de monde), de la banlieue dakaroise, qui comporte des chansons en wolof, en français et en anglais ;
– au sein du titre de la chanson ou du corps du texte comme pour le groupe BBS, de Saint-Louis, dont le titre de la chanson en français est daan sa dole (gagner sa vie), ou le groupe Bad Klan, de Libreville, dont le titre de la chanson en anglais est New Competition ;
– dans le titre, dans lequel le groupe Rapadio utilise le wolof et l’anglais Tewal Real Hip-Hop (« représente » : wolof ; « le vrai Hip-Hop » : anglais), parfois avec jeu sur l’écrit et l’oral, comme un titre des Siya Po’ossi X, out retombe, écrit et prononcé [utrtõb] « outre-tombe » ;
– d’un segment à un autre de la chanson : l’alternance codique consiste ici en l’insertion dans la chanson de segments plus ou moins nombreux et plus ou moins longs de langues différentes (exemple : refrain, couplet, phrase, etc.), chantés soit par des rappeurs différents, soit par le même rappeur :
• soit chaque rappeur chante dans une langue : ce cas est fréquent dans le groupe librevillois Siya Po’ossi X (La terre à abattre), ses membres, fang et téké, composant chacun une partie du texte dans sa langue (chanson Kesse me (Regarde-moi)) ;
• soit un même rappeur chante en plusieurs langues : professeur T., de Libreville, pratique fréquemment l’alternance anglais-français ; il passe, par exemple, du français à l’anglais à l’intérieur d’un couplet d’une chanson intitulée Zion :
« Il n’y a avait pas de sorcier, sans ça je n’aurais pas pris ma douche ce soir.
Il y avait juste un peu de pressés, trop de babyloniens dans la place,
Les emprunts lexicaux
Les chansons présentent un bon nombre d’emprunts lexicaux s’intégrant dans une structure monolingue, généralement française, wolof ou moins, souvent anglaise ou fang, téké. Les emprunts relevés sont, selon la catégorisation effectuée par J. Hamers (1997 : 137-138), de type « emprunt de langue » ou « emprunt de parole de compétence ». Ces emprunts sont souvent intégrés partiellement ou totalement au système de la langue emprunteuse. Le groupe siya Po’ossi X, dans une chanson en fang et téké, Ngoman (le pouvoir, fang) emprunte des termes français « Bé politiques ba dang fop » (« Les politiques parlent trop »).
Ces alternances ou ces emprunts concernent essentiellement des unités provenant de registres différents, plus ou moins standard, du français, de l’anglais ou du wolof.
L’alternance de registres se produit en effet :
– dans un cadre exolingue, comme le groupe Siya Po’ossi X qui alterne le fang avec un registre anglais grossier, dans le cadre d’un discours injurieux : Baigue wenteck. (Écoute mon wenteck), suck my dick.
– ou endolingue, comme Nanette, jeune rappeuse librevilloise solo, qui chante exclusivement en français et pratique couramment l’alternance endolingue, comme dans cette chanson intitulée Sound System Love Story :
« Laisse moi t’envahir par la beauté de ce tempo
Ho M16 est un pro (M16, nom d’un autre rappeur)
Laisse toi bercer par ma sound system love story
j’excelle dans la compo
[…] j’introduis mon refrain version trainarde, non-chalente, roulée […]
par le son de mon ceaumor
par la vérité je te mords
je kif désormais tous les textes bien faits. »
for a long time my baby, I need you for a long time […] ».
Le groupe Alif alterne quelques segments en français dans la chanson en wolof L’An 2000 :« L’an 2000 Dakar sera comme Paris, lina coye ségue dafa bari (“la façon dont les gens le disent c’est trop”).
Les néologismes
Enfin, les rappeurs utilisent des néologismes qu’ils puisent soit dans les pratiques courantes des jeunes, soit dans des lexiques qu’ils créent à des fins identitaires. Ces néologismes sont surtout employés dans des chansons en langue véhiculaire, mais parfois aussi dans des chansons en vernaculaire local. Le groupe Siya Po’ossi X, dans la chanson wenteck à base fang et téké, alterne des termes provenant du français populaire de libreville (bizma, flic ; boisse, « pétasse ») et du wenteck (farangoume, invention, mensonge) : Ke wa yeme « farangoume » ? (sais-tu ce que c’est qu’un « farangoume » ? (« invention, mensonge »)).
ka wa yeme « bizma » ? (sais-tu ce que c’est qu’un « bizma » (« flic »)).
ka wa yeme bê « boisse » ma as ? (et la signification de « boisse » (« pétasse »)).
L’usage des vernaculaires locaux : deux options
Deux types de répertoires de chansons, différents à Libreville et à Dakar, se distinguent dans le corpus, reflétant chaque fois deux options langagières. Il s’agit, à Libreville des répertoires n’intégrant que les langues de communication internationale : le français et l’anglais et de ceux qui intègrent aussi les langues locales. Il s’agit, au Sénégal, des répertoires n’intégrant que les langues de communication internationale et le véhiculaire local, le wolof, et de ceux qui ajoutent à ces langues des vernaculaires locaux. L’alternative est d’employer ou non des langues de communication restreinte dont certaines se voient attribuer par les locuteurs une forte valeur identitaire, ethnique ou non.
Le choix des vernaculaires est en premier lieu un choix de compétence ou encore un choix reflétant certaines habitudes linguistiques familiales. Il est alors la conséquence des pratiques extérieures au rap. Les rappeurs déclarent parfois regretter cette absence de maîtrise de la langue de leurs parents. Exceptionnellement, la pratique du rap peut mener à un réapprentissage ou à un perfectionnement de la langue d’origine. Au Sénégal, l’alternative est moins radicale qu’à Libreville : il ne s’agit pas seulement de choisir entre une langue perçue comme étrangère, le français, et une langue locale, mais aussi entre des langues sénégalaises, l’une véhiculaire, les autres vernaculaires. En effet, nous savons que si le wolof a perdu, pour les locuteurs, sa valeur ethnique, il est considéré par les Dakarois et les Saint-Louisiens comme la langue sénégalaise qui appartient à tous les Sénégalais. Il n’offre cependant pas l’audience internationale qu’offrent le français et l’anglais, employés eux aussi dans tous les répertoires.
Lorsque les auteurs ont la compétence des langues vernaculaires, le choix de ces langues répond alors à deux logiques :
– Une logique identitaire : elle conduit les auteurs à affirmer leurs identités locales et en particulier leur identité nationale en préférant les langues locales vernaculaires ou véhiculaires, ou en leur accordant une place notable dans le répertoire. Cette logique identitaire se joue sur un double plan pour les rappeurs sénégalais qui peuvent choisir d’user de la langue véhiculaire fonctionnant comme emblème de la nation, ou le vernaculaire qui fonctionne comme celui du groupe ethnique. Tel est le cas des Ndiafa Ngara ou des Tim Timol, groupes sénégalais, qui emploient, respectivement, en plus du français, de l’anglais et du wolof, le sérère ou le poular.
DC. Skomb, du groupe librevillois Raaboon explique : « Nous appartenons à la société gabonaise, nous voulons valoriser notre culture, nous nous sentons obligés de prouver cela à travers le rap ethnique. Dans plusieurs groupes, aucun rap ne se fait totalement en français, pas dans tout le répertoire. Tous les rappeurs ont conscience de la nécessité de marquer notre sigle identitaire dans cette musique du rap, c’est un souci de qualité. »
– Une logique commerciale : il s’agit d’utiliser le français, voire l’anglais, exlusivement, davantage, ou au moins autant que les langues locales, et en particulier des vernaculaires, pour s’adresser à un public international et d’inscrire ses productions dans une perspective carriériste. Encha’a, rappeur gabonais, déclare : « Ce ne sont pas les Fang qui vont me payer mon disque. »
Afin de montrer leur volonté de ne pas renier leur identité culturelle, les auteurs des chansons ou des répertoires monolingues utilisent parfois un français intégrant de nombreux marqueurs de cette identité. Ces marqueurs sont notamment d’ordre phonétique (r roulé, prosodie) ou lexical ou encore, et actuellement de plus en plus, de signes musicaux (musique, rythmes, usage d’instruments traditionnels) fonctionnant comme autant de signes d’appartenance à la communauté africaine, gabonaise ou sénégalaise. L’usage de ces signes est variable, il dépend de leur pertinence dans le cadre d’une chanson donnée. Les rappeurs varient d’une chanson à une autre ou à l’intérieur d’une même chanson entre les formes standard et les formes non standard du français, de même qu’entre les formes des autres langues. Enfin, quand les auteurs emploient les langues locales, ils les emploient souvent en alternance avec le français. Le wolof peut néanmoins être très prédominant dans le répertoire des groupes sénégalais, en particulier des Saint-Louisiens.
Fonctions et valeurs des « métissages »
Les mélanges de langues sont particulièrement significatifs du point de vue des stratégies linguistiques des auteurs. Nous avons vu qu’ils concernent essentiellement les langues véhiculaires, en particulier le wolof, et s’accompagnent souvent de l’usage d’un lexique composite et concernant le français et l’anglais, non standard.
L’examen de l’ensemble des chansons a montré que, à Libreville et au Sénégal, les énoncés métissés (alternances codiques, emprunts, etc.) sont particulièrement présents dans le cadre des chansons traitant de l’auto-représentation du rappeur et de la scène, de la misère sociale, de la critique socio-économique de l’amour, des fléaux et de la réflexion intérieure. Ils sont par ailleurs particulièrement prisés lorsque le locuteur se vante, lorsque le discours s’adresse directement à l’auditeur, ou encore lorsque l’auteur attaque verbalement et humilie symboliquement le destinataire.
Quelles que soient ces langues, le mélange est, tout au moins explicitement, stigmatisé, illustrant la perte de la culture et des valeurs traditionnelles, pour certains, en même temps que de la langue. Il supporte cependant, auprès des jeunes, certaines valeurs positives, se présentant comme un compromis entre deux langues et deux cultures, entre l’adhésion à des valeurs occidentales et traditionnelles, fonctionnant comme un marqueur d’identité urbaine pour des locuteurs plus ou moins jeunes. Mais ces valeurs demeurent implicites. La valorisation de ces formes métissées ou, selon les termes de J. Billiez (1998), le « renversement du stigmate », concernant ces formes, a lieu dans le rap. Il tient globalement au fait que ces variétés symbolisent les solidarités qui s’expriment dans le rap à la fois sur les plans international et national et l’adhésion aux valeurs qui sont liées au rap. Cependant, du fait de la valorisation implicite du mélange, ce renversement n’a lieu que sur le plan explicite. De plus, il n’est le fait que de la jeune génération. Le stigmate semble demeurer à l’extérieur du rap et des réseaux de jeunes.
Enfin, le mélange des langues vernaculaires et des autres langues semble ne pas faire partie des pratiques. S’agit-il d’un évitement dû à la valeur négative du mélange, peut-être encore plus forte concernant les langues vernaculaires ? Il se pourrait que ce jugement négatif soit dû à un sentiment d’incompatibilité des valeurs des langues et donc à celui de leur impossible coexistence dans un même énoncé. Il pourrait aussi être la conséquence de la faiblesse de l’usage et des fonctions restreintes de ces langues.
Les énoncés caractérisés par le métissage ou les procédés de relexifications remplissent une fonction cryptique et identitaire pour leurs usagers et permettent aux groupes de marquer leurs différences par rapport à la société dominante ainsi que sa solidarité interne. Adressées à un large public pour qui elles peuvent poser un problème de compréhension, elles remplissent alors, plutôt qu’une fonction cryptique, une fonction ostentatoire servant la fonction identitaire et la prise de parole des jeunes. Les rappeurs utilisent ainsi une stratégie qui leur permet, non pas de se fermer à la communication, mais au contraire d’aller vers elle. Il s’agit d’utiliser ce we code pour affirmer son identité de jeune en révolte et de provoquer l’attention des auditeurs afin de prendre la parole. Nanette, rappeuse librevilloise, explique : « Lorsqu’une pirogue va dans un sens alors que toutes les pirogues vont dans l’autre, tu ne peux pas faire autrement que de la remarquer. » DC. Skomb, rappeur librevillois du groupe Raaboon, précise : « Le rap est une musique choquante pour tous ceux qui refusent d’ouvrir les yeux. »
Les auteurs cherchent ainsi à provoquer l’échange avec un public large, avec lequel ils souhaitent s’allier ou dont ils veulent attirer l’attention. Mais ils tiennent à conserver dans cet échange leur identité de jeunes en marge de la société dominante et souhaitent que cette démarche de communication soit aussi le fait de ce public qui les rejette. La signification de certaines formes de ce we code sera donc offerte par le texte (traduction, contexte), mais d’autres nécessiteront de la part des auditeurs un effort de compréhension. Il s’avère donc que les jeunes rappeurs se positionnent comme des membres de la société à part entière et sont désireux de participer à sa construction plutôt que de s’en exclure. L’usage du they code, qui serait ici une variété de français ou de wolof épuré, selon la logique présentée ci-dessus, n’apparaît pas toujours aux rappeurs comme la meilleure façon d’entrer en communication avec les membres de la société extérieure, voire opposée, au mouvement rap. Malgré cela, si les auteurs des chansons occupent parfois certains positionnements sociaux et emploient des stratégies favorisant l’usage de parlers cryptés, ceux-ci ne prédominent pas dans la chanson rap du fait des enjeux de cette dernière ainsi que des identités revendiquées par les jeunes.
Comme en France et aux États-Unis, le rap au Sénégal et au Gabon s’avère bien un lieu d’expression des identités et d’une culture particulière aux jeunes urbains. Cette culture, caractérisée par le pluriculturalisme et le pluriethnicisme, pourrait être considérée comme « interstitielle » au sens défini par L.-J. Calvet (1994), mais concerne des réalités différentes de celles de la situation française. Cette culture s’élabore, en effet, à partir de la rencontre entre des cultures différentes, la culture occidentale et la culture africaine plus traditionnelle. Néanmoins, d’une part, les jeunes ont pris conscience du processus d’appropriation qui préside à l’usage des éléments provenant de cultures occidentales, d’autre part, ils ont plutôt le sentiment d’appartenir à la société africaine ou aux groupes ethniques dont ils sont issus et avec lesquels ils sont en contact. Par ailleurs, la rencontre des cultures n’appartient pas en propre à leur réseau, elle se fait dans la ville, cette ville africaine récente, qui connaît une évolution rapide et qui a remis en cause les modèles d’organisation du village et même ceux caractérisant la ville naissante, divisée en quartiers ethniques. La rencontre des cultures, la recomposition culturelle, l’émergence d’identités nouvelles, sont les faits de la ville tout entière tournée vers le « développement ».
Dans ce contexte général de gestation d’identités urbaines, les jeunes rappeurs créent leurs propres modèles, afin de marquer leurs positionnements contestataires, ou pour certains, d’entrer dans l’air du temps. Ils n’en appartiennent pas moins à des réseaux différents, ceux de la famille, du clan ou du quartier dont ils s’estiment aussi les porte-parole qu’ils « représentent », de même qu’ils représentent la communauté des rappeurs, et dont ils portent l’identité. Ces identités à disposition du rappeur sont actualisées en fonction de leur pertinence vis-à-vis des données des interactions en représentation de la chanson. Les auteurs entrent alors dans des négociations identitaires en faisant des choix linguistiques qui symbolisent les relations sociales qu’ils entretiennent dans et par la chanson et les positionnements sociaux qu’ils occupent à un moment ou à un autre. En fonction de ces derniers l’un des codes à sa disposition recevra la valeur de « code nôtre » ou de « code leur ».
En effet, en situation plurilingue l’opposition « code nôtre »/« code leur » se joue à plusieurs niveaux :
– une langue vernaculaire, « code nôtre », s’oppose aux autres langues vernaculaires, au véhiculaire local et aux autres langues de grande communication dont la langue officielle, « codes leurs » (exemple : sérère/poular, wolof, français, anglais) ;
– une variété linguistique issue de la vernacularisation de la langue véhiculaire, « code nôtre », s’oppose au véhiculaire et aux vernaculaires locaux, ainsi qu’à une langue de communication internationale, « codes leurs » (ex : variété de français ou de wolof des rappeurs/autres formes de wolof et de français, anglais) ;
– une langue véhiculaire, « code nôtre », s’oppose aux vernaculaires locaux, à la langue officielle, à une autre langue de grande communication, « codes leurs » (exemple : wolof/vernaculaires, français, anglais).
La limite d’attribution de la valeur de « code notre » semble atteinte avec le français normé. En effet, pour que cette variété de langue soit considérée comme « code nôtre » elle devrait s’opposer aux autres langues et variétés linguistiques, à savoir les vernaculaires, les variétés issues de la vernacularisation des véhiculaires ou encore les langues étrangères. Or, ni les enjeux du rap ni l’identité des rappeurs ne favorisent la négociation de l’identité impliquée par le positionnement social qui serait ainsi adopté. Si les rappeurs emploient le français normé cela ne paraît en aucun cas lié à la revendication d’une appartenance à la classe dominante ou à la population française qu’il symbolise. Il s’agit plutôt d’employer ce code pour ses valeurs fonctionnelles, pour son adaptation à certains sujets formels ou encore pour s’octroyer certaines des valeurs positives qui lui permettront d’être en position de force ou d’égalité dans le cadre de certains échanges.
En dehors de cette variété linguistique, les autres variétés peuvent donc, selon l’interaction en question, et parce que le locuteur en aura la compétence, recevoir la valeur de « code nôtre » ou de « code leur ». Tout dépend de l’identité sociale de l’auteur, mais aussi de l’identité affirmée ou négociée par l’auteur à un moment donné de l’interaction, donc de son positionnement social. Dans les textes, de même que dans la vie quotidienne, un grand nombre d’options, de choix linguistiques possibles, correspondent à une situation donnée (Gumperz 1982). L’interprétation des choix doit donc se faire dans son contexte verbal et socioculturel, compte tenu des caractéristiques des interactants, de leurs représentations et de leurs pratiques, des données dynamiques des interactions. Ces interactions relèvent de la représentation publique, des mises en scène énonciatives et de la vie quotidienne.
L’analyse de la chanson rap relève d’une problématique urbaine. Elle rend compte des dynamiques sociolinguistiques en cours dans la ville en s’en faisant le lieu de reproduction et de production. Elle montre comment le facteur urbain et le rap lui-même en tant qu’espace social, agissent à la fois sur la forme, les fonctions et les valeurs des langues. Elle participe à la compréhension de la ville en étant traversée de réseaux sociaux intra- et inter- nationaux communiquants. Si les différentes disciplines s’intéressant au rap sont amenées à chercher les informations nécessaires à leurs analyses dans le champ pluridisciplinaire, il serait souhaitable que cette pluridisciplinarité se développe dans le sens d’une véritable collaboration afin d’éclairer au mieux cet objet commun sous ses différentes facettes.
Laboratoire de sociolinguistique, Université Paris-V-René Descartes.
Michelle Auzanneau, Identités africaines : le rap comme lieu d’expression, Cahiers d'études africaines, 163-164, 2001 http://etudesafricaines.revues.org/document117.html
**